Eric Brogniet s'est hissé au premier rang de la poésie d'aujourd'hui. Comme analyste, comme penseur, comme animateur, mais surtout comme praticien. Il est devenu une des consciences de référence dans le domaine, capable du retrait créatif comme de l'immersion dans l'action. Son oeuvre propre, très appréciée des connaisseurs, était cependant trop dispersée pour permettre l'accès aisé au profane. Les éditions de l'Age d'Homme et leur dynamique directeur littéraire, Claude Frochaux, d'une admirable attention aux lettres belges, ont veillé à corriger ce manque. Sous le titre Autoportrait au suaire, voici rassemblés quelques-uns des textes majeurs de Brogniet. Il est un lyrique surdoué qu'aucune scansion, aucune respiration ne rebutent: dans les registres les plus divers, il fait preuve d'une souveraine sûreté, sachant aussi réinvestir un espace du sacré que l'on croyait déserté par la poésie de ce temps. Brogniet croit à une capacité d'illumination poétique: Des corps des écritures/ Des palimpsestes/ Avec souffrances/ Et jouissances/ Et soudain venu au clair/ Ce qui se tend à ce qui s'ouvre/ La part manquante/ Au sein des strates noires. Il y a une fièvre dans cette poésie de la passion, mais aussi une intelligente guidance. La synthèse de la pulsion et de la réflexion donne tout son prix à cette aventure poétique majeure.
Jacques DE DECKER, Le Soir, 14-02-2001.
L'ANGOISSE ET LA FERVEUR
Rien jamais ne guérira la blessure et la merveille de vivre
Toujours le sang battant dans les artères dévide son dû
D'épouvante et de faiblesse autant que d'élévation
Ces vers, issus de sa Ballade à l'humanité délivrée, pourraient tenir lieu de portail au domaine que l'oeuvre poétique d'Eric Brogniet, composée tantôt de plaquettes, tantôt de volumes plus ambitieux, arpente, avec fièvre et tension, depuis, disons, vingt ans. Le moment semble venu de poser enfin un regard sur l'ensemble de ses livres et ce, afin de prendre la mesure de toute la cohérence de sa démarche mais aussi de l'acuité de la réflexion sur le langage ainsi que de l'extrême exigence de son propos. Dans la préface qu'il consacre à Dans la chambre d'écriture (Lausanne, L'Age d'Homme, 1997), Jacques Crickillon soulignait déjà que la beauté de cette poésie tenait à ce qu'elle établissait son territoire entre angoisse et ferveur, dans une dialectique toujours à recommencer entre l'inquiétude et l'amour. Mais si la poésie d'Eric Brogniet refuse par conséquent de s'offrir le luxe d'une transparence (à laquelle il lui arrive cependant de rêver, comme par exemple dans Célébration de la lumière (1999) ou, déjà, dans le recueil intitulé Transparences (1993), justement), il serait néanmoins erroné d'en conclure à une obscurité ou un hermétisme au petit pied avec lesquels certains poétaillons mal dégrossis confondent malheureusement l'activité poétique quelquefois. La poésie de Brogniet, qui joue volontiers de la fluidité du vers libre non ponctué, a sa lumière propre et ses rythmes ; mais elle refuse de céder à la facilité, à une parole trop immédiatement libre. C'est avec la plus grande circonspection en effet que Brogniet s'engage dans la langue, et ce n'est guère qu'après les avoir longuement revisités sinon redéfinis même, qu'il s'autorise à recourir à quelques grands vocables, plus proches dès lors du silence ou de la musique d'un Webern, que du bavardage ou du bel canto. Et même, lorsqu'un territoire verbal semble acquis, propice enfin à approcher un peu l'émerveillement procuré par un paysage ou l'exsaltation de l'amour, Brogniet hésite : il sait que se taire sans doute serait plus sage. Mais la poésie n'a rien à voir avec une trop sage sagesse. Alors, dans les failles du discours, dans la solitude patiente, elle construit une parole seconde, articulée à la fois au doute et à l'espoir, et chevillée toujours à la ferveur noire, à la beauté déchirée d'être. Parce que, Brogniet semble en être intimement convaincu, notre improbable passage ici-bas peut nous offrir quelques présents. Mais nous ne pouvons guère nous en rendre dignes qu'au prix d'une lucidité confiante devant notre condition déchirée et précaire. Ce qui habite dans la déchirure, écrit-il dans Transparences, habite la vision réunifiante ; pour ajouter, quelques années après, dans Dans la chambre d'écriture : Je suis devant cela qui nous surprend/Complètement démunis stupéfiés/Et je tente d'aimer//Jusqu'à ce froid qui nous efface.
Ainsi vécue, la poésie est-elle équilibre sur le fil du rasoir. Elle doit chaque jour travailler à connaître ses pièges propres et tous les mirages de l'homme, et néanmoins trouver la force de sourire et d'accueillir. Bien loin de la fadasse image d'Epinal dans laquelle notre époque croit l'enfermer, le poète est homme de raison. Pour avoir eu le courage de toucher le fond, de vivre l'abîme du rien - comme Brogniet semble en avoir fait l'expérience dans L'Ombre troue la bouche (1996), il a conquis le droit de poser les prémisses d'une communauté basée non sur le désir de ce que nous n'aurons jamais, mais bien sur nos manques et nos gouffres mêmes. Non pour que nous puissions ensemble en tirer d'inutiles gémissements, mais afin de jouir enfin consciemment du bonheur malhabile de vivre, comme il l'écrit si justement dans Des oracles, des muets (paru en 1996 également). Car quelquefois, il est vrai, d'un éboulis survient un socle, sur lequel rétablir l'assise de la pensée.
Le doute se trouve à l'origine de toute grandeur, écrivait René Char dans Les feuillets d'Hypnos. Il n'est pas exclu de penser, lorsqu'on relit les livres qui constituent à ce jour l'oeuvre poétique d'Eric Brogniet, que ce poète lyrique de notre temps ait mesuré d'entrée de jeu que sa langue ne pouvait prendre force et exalter la beauté quelquefois qu'au prix d'un enracinement profond dans le terreau de l'inquiétude et de la méfiance. Et c'est bien ce qui fait sa grandeur.
Christophe VAN ROSSOM
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Dans un univers d'attitudes, de phénomènes et de formes qui ont perdu leur signification, avec méthode et avec densité, Eric Brogniet dit son angoisse comme ses incertitudes. Dans ce lyrisme âpre et grave, il y a l'écho de tous nos états d'âme, en dehors de toute rage ou de toute rhétorique : un homme au diapason de nos calmes abîmes.
Alain BOSQUET
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(...) Rien d'étonnant donc à ce que sa poésie apparaisse, avec une remarquable constance, comme une tentative de réunification d'un savoir éparpillé. Cette écriture dense, serrée, qui s'ouvre pour se refermer, c'est la main de l'enfant légendaire en quête de ses cailloux blancs que la vie lui a dispersés. Poésie non pas hermétique, mais si pleine de savoir et d'exigence qu'elle demande au lecteur une haute participation. L'oeuvre d'Eric Brogniet aborde la poésie en tant que Verbe porteur de pouvoirs. Cet idéalisme ne verse cependant jamais dans la désincarnation mais sourd à grande force d'une existence au plein de son temps, d'une particulière attention aux choses qui sont et qui témoignent pour ce qui idéalement pourrait être : Au plus haut du voyage/mûrissent les effusions./Nous interrogeons toute demeure/toute demeure nous interroge. Eric Brogniet, poète d'une quête initiatique qui va et vient de Le feu gouverne aux Jardins de Monet, d'un univers du gris, du morne, de la mort vivante du quotidien, du manque, du vide, de ce monde à soi-même dérision du haut désir, vers la cime rêvée de toute parole poétique : le salut. Monet trouve la perfection du monde dans la vibration de ses jardins sur la toile blanche, Brogniet en revivifiant ailleurs, par le langage poétique, cette onde sereine, immobile, que pose le mot vrai sur la page blanche. Cependant, jamais ne s'arrête le cycle de l'angoisse et de la ferveur. L'inquiétude dessine ses lézardes à travers les plus harmonieux poèmes de Brogniet, et c'est cette douloureuse dialectique qui en fait la prégnance, qui confère à cette voix singulière sa force, son humanité, son pouvoir de perpétuel questionnement. Car le mystère dont la parole poétique approche demeure ce grand secret qui hantait Baudelaire.
Quel secret aplanira l'anéantissement que nos lèvres ignorent ? (Le feu gouverne, L'Age d'Homme, 1986).
Jacques CRICKILLON
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Avec Autoportrait au suaire, c'est, bien davantage qu'un simple recueil de poésies éparses, un seul vaste et ambitieux projet qu'Eric Brogniet nous livre. Provocateur et lumineux, déchiré et tendre, enraciné dans la chair même, meurtrie des doutes les plus essentiels, ce poème-oratorio apporte, à l'aube d'un siècle nouveau, quelques raisons d'espérer malgré tout. Et, avant tout, peut-être, il offre un socle à l'assise d'une pensée sensible nouvelle, placée sous les signes conjoints d'une ardente patience, pour dire comme Rimbaud, et d'une inquiétude fertile, ainsi que le pressentait déjà Jacques Crickillon, à propos de l'un de ses précédents livres. C'est que la poésie de Brogniet, poésie qui danse sur les gouffres et sait rire de ses plaies - ce grand livre le prouve à loisir - compte au nombre des tentatives les plus concertées pour tirer la démarche créatrice de ses vains labyrinthes narcissiques en nous désignant, dans la fragilité, un lieu lucide où vivre, c'est-à-dire aimer, penser et mourir, dans le peu de liberté qui nous est octroyé. Car le poète sait bien que l'honneur poétique véritable ne connut jamais d'autre chemin ni d'autre but.
Christophe VAN ROSSOM
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L'impression qui prévaut est celle d'écluses qui cèdent, libérant des flots longtemps contenus, d'autant plus saisissants qu'ils charrient la matière d'un seul poème, matière drue et irisée, monodique et polyphonique : à la fois l'architecture d'une pensée (celle-ci comme hantée) et des éruptions, syncopes - le jazz litanique de l'oralité. Il s'agit, d'une manière (d'une, entre autres) de
Lire une langue
Aux magnitudes bouleversées
une langue où se conjoignent les accents prophétiques, la vibration d'un souffle biblique et, entre les imprécations, de brusques lapsus visionnaires :
(On entend l'eau trembler
Dans le suspens du midi).
Assurément, le lyrisme décapant - révolte et pitié, douleur et attente - dépasse en émotion et touche - en ces temps d'écriture consensuelle. Touche et secoue :
Qui sommes-nous qui nous absentons de nous-mêmes ?
Et à chaque coup,
Le néant traverse.
Mais, trouant, il fonde à nouveau :
On fait le socle
De l'ébloui et des accès.
Il y a dans ces pages, inaudible et sans cesse perçu, un halètement qui est et n'est pas nôtre : qui est origine et dissolution de toute idée de nôtre. Et de tout portrait de quiconque ; de toute figure de quoi que ce soit.
Christian HUBIN (à propos d'Autoportrait au suaire, 2001).
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Le pessimisme, dans la poésie d'Eric Brogniet, s'inscrit à chaque page de ce nouveau recueil, publié conjointement par les Ecrits des Forges, au Québec, et l'Arbre à Paroles, à Amay. Parfois proche de Michaux, Eric Brogniet nous donne à lire des textes subversifs et à la fois désespérés qui soulignent la fragilité de l'individu mais aussi sa force lorsque la création l'entraîne vers ces contrées mystérieuses où l'existence sert de terrain expérimental à une grâce sous-jacente qui propulse l'art aux cimes de l'écrit :
"Que vienne le vin violent de l'oubli/Où mourir est délivrance et neige/O que vienne la neige/Entendez-vous ? la neige noire de l'oubli".
La lecture infinie rassemble des poèmes inédits et des extraits de divers recueils publiés durant une vingtaine d'années, qu'Eric Brogniet privilégie ici pour les mieux faire fusionner avec un ensemble grave où la précarité humaine se dessine et se confirme jusque dans les arcanes de la douleur multipliée.
Oeuvre forte, à la limite du désespoir, dans laquelle le poète dépose ses illusions et ses vertiges, comme autant de témoignages. Notre condition d'être humain, si elle est ici dénoncée, montrée du doigt, s'en trouve régénérée par le talent d'Eric Brogniet, sensible à l'esprit autant qu'à la chair des hommes en devenir, "toujours plus proches de la mort/Avec leurs outils matinaux".
Jean CHATARD, In : Le Mensuel littéraire et poétique, n° 341, Bruxelles, Théâtre-Poème.)
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Merci pour ce beau livre aux accents dostoïevskiens où lyrisme et méditation métaphysique se mêlent dans la fièvre d'une urgence à tout jour reportée ; une voix de Lazare résonne ici, qui ne peut que rencontrer l'écho le plus intime du lecteur.
Jacques CRICKILLON (Sur : Ce fragile aujourd'hui).
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Eric Brogniet propose un nouvel ensemble de poèmes marqué par la quête vivante et tremblée des pouvoirs du Poème et de l'expression la plus juste de la perte et de la douleur d'exister. Ici,le "vierge,le vivace et le bel aujourd'hui" de Mallarmé n'est pas l'objet diaphane et lointain du poète du Livre...absent...Il s'agit de dire la FRAGILITE de l'instant,le fil ténu de la présence...Si extase et douleur cohabitent dans l'expérience humaine,le poète voit "l'obscur qui nous traverse" - son regard est lucidité blesséee...UNE LUEUR AU COEUR DU NEANT...."Dans la lueur aveuglée du néant",il faut pourtant avancer....Un théâtre d'ombres s'ouvre : il apportera le songe et quelque nouvelle respiration...Même si la lumière reste "étrangère".Même si nous sommes sur une "scène sacrificielle". L'Histoire a montré que la Pulsion est à l'oeuvre,que le Mal est là,implacable,souterrain et qu'il porte visage d'homme et discours de tromperie.."L'instant du désastre" approche - mais il faut retarder l'échéance,dire l'espoir de la lueur,de la "lumière précise" ! La "présence asphyxiante du monde" ne peut vaincre l'individu,le rêveur écorché de réel.
Eric Brogniet racle sa "vision jusqu'à l'os",art poètique et cri vers le lecteur pour partager ....ce que chacun ne peut partager - la solitude de l'être MAIS que le Poème pourtant laisse vibrer au plus profond des coeurs .
Alain SUIED (A propos de : Ce fragile aujourd'hui, Le Taillis Pré, 2007.)
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Ce fragile aujourd'hui : voilà un recueil abouti, dense, très humain, et avec de belles fulgurances, comme ces gisements qui transfigurent/le paysage convulsé. Bien sûr, chaque mot/ne sauve pas de la dissolution. Ce n'est pas dans le pouvoir du langage, mais ce dernier transforme même la dissolution en or - l'or du temps aurait dit Breton. "Demeure à jamais au vif/A son terme intense", écrit Brogniet. Cela me semble aujourd'hui l'injonction majeure de la poésie. Tout comme ce : Raclez donc votre vision jusqu'à l'os/Ne vous retournez jamais. Même si l'on sait qu'on se retournera : il faut bien perdre et reperdre sans fin Eurydice... Il reste qu'en dépit des pertes irrémédiables, le poème est toujours futur, projeté au-devant de nous - ouvrant (j'aime ce mot qui peut provenir d'ouvrir comme d'ouvrer, que les Québécois ont conservé, je pense). Le travail libérateur de l'art est au centre, quant à lui, du livre de Brogniet ("Une errante intensité") sur le peintre Bernard Gilbert, lequel décidément a le don de (bien) inspirer les poètes, peut-être parce que sa peinture permet justement la projection. Le style y est très différent de celui de Ce fragile aujourd'hui, et plus proche parfois de Christian Hubin. Mais sans doute est-ce la manière même de travailler la matière qui induit (et non enduit) cette écriture.
Pierre ROMNEE, septembre 2007.
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Ce fragile aujourd’hui d’Eric Brogniet : la « déixis » de son titre arrive à condenser le hic et nunc du moment en le dé-fragilisant du fait de cette force qui l’anime et le reconnaît. Ce livre est un long poème « oraculaire » — terme qui est bien, et ce n’est pas un hasard, le mot final du recueil — finale où les mots se mettent en marche vers une terre insaisissable et pourtant présente. Elle a « une respiration bleue », le passant a « plein ses bras vides », il « est l’attente elle-même ». Il l’habite et lui fabrique une peau de mots sans nullement en taire la longue théorie de malheurs et de désastres qui en ruinent la carapace tuméfiée. Seul antidote, « le corps qui écrit » pour rendre sa propre solitude « vivante » jusqu’à l’étreinte de l’amour, qui, dans le poème final, teint de sensualité et d’érotisme (on entend là la leçon de Breton, d’Eluard et de Char) la grisaille des jours en faisant du « désastre » une possibilité d’« aurore », extrême chance d’une musique face aux amertumes cioraniennes de l’époque.
Fabio SCOTTO, octobre 2007.
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Ulysse errant dans l’ébloui d’Éric Brogniet (2005, inédit) poursuit cette interprétation d’un Ulysse souffrant. Il s’agit de comprendre Ulysse comme une figure de la confrontation à l’"inguérissable" : Ulysse n’est plus ici l’individu enfermé dans une situation de guerre, de conflit, ou d’exil, il est l’homme des "grands cataclysmes intérieurs" (XVII ). Son obstacle n’est plus tant extérieur qu’en lui ; c’est de ses propres déchirures qu’il souffre, de son incapacité à adhérer à sa vie, et la violence qu’il évoque est l’oppression d’un mal-être d’autant plus impossible à surmonter qu’il n’offre aucune prise. Échoué et sans repères dans une existence dont il ne comprend guère le sens, il est le survivant d’un naufrage intérieur.
De même que le Minotaure des contemporains est devenu le monstre que Théséeporte en lui-même, la guerre à laquelle se confronte l’Ulysse d’aujourd’hui est celle d’un exil intérieur. Il ne peut désormais que :
Dire encore l’inadéquation au réel, le refus du convenu
Avec une langue nouvelle de chanter et désespérée de savoir
Et d’arpenter follement toutes nos lignes de fracture
Tous nos miroirs de faille
(IX)
Cet Ulysse-là ne peut lutter contre l’irrémédiable. Il n’a d’autre vis-à-vis que lui-même et l’incompréhensible vacuité de l’existence. Pas plus qu’aucun de ses prédécesseurs dans le siècle, il ne tire de gloire de son parcours dans la débâcle, mais il est au cœur même de ce qui les rassemble tous : la fragilité de l’humain.
Myriam WATTHEE-DELMOTTE (U.C.L. /FNRS)
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"Posséder sa perte, aveugler son aveuglement "
un portrait d’Eric Brogniet par Christophe Van Rossom
Troué d’amour et de beauté / Il est troué jusqu’au cœur / Par la perte et par le temps, écrit Eric Brogniet dans Autoportrait au suaire, le vaste poème-oratorio que viennent de publier les Editions de l’Age d’Homme.
Dans ces trois vers, à la fois simples et élégants, tout le poète est présent. Debout dans le désert du monde, écartelé entre sa soif d’absolu et son désir de toucher du doigt aux joies simples d’ici, lucidement vivant en dépit des clous qui le tiennent attaché à la grande Croix de la modernité. Il fallait oser cette image, comme toutes celles que contient ce beau livre. Le poète en Christ outragé ; le poète en saint, dans une société matérialiste, sans autres liens, semble-t-il, que virtuels désormais. Et c’est lui rendre justice, par conséquent, que de l’avoir risquée, cette image, moins provocante en définitive que désenchantée.
C’est que Brogniet – auteur d’une réflexion critique nourrie sur la situation du poète devant le progressif désenchantement qui frappe le monde depuis environ un siècle et demi – refuse catégoriquement toute forme d’angélisme. La poésie pour lui, disons-le tout net, est œuvre de raison. Ardente, certes, autant que passionnée, elle doit se montrer avant tout lucide et circonspecte. Baudelaire, qui compte avec Celan au nombre de ses références majeures, n’a-t-il pas affirmé qu’une poésie sans conscience critique et sans le travail sur soi qu’elle suppose ne mérite sans doute plus qu’on s’y arrête ? Or, un critique à l’œil affûté et à l’intelligence sensible, Eric Brogniet en porte un en lui depuis toujours, c’est certain.
Un poète critique
Documentaliste de formation passionné dès le plus jeune âge par toutes les formes d’art, ce Cinacien d’origine, né en 1956, travaillera quelque temps comme catalographe avant de devenir, pour 13 ans, conseiller littéraire à la Maison de la Poésie de Namur. Il conférera d’ailleurs à ce lieu une notoriété internationale en raison des colloques et des rencontres qu’il y organise, mais aussi pour la qualité de la revue qu’il y a créée, Sources, ou encore pour la collection Poésie des régions d’Europe qu’il y a fondée. En 2000, il sera pourtant contraint de la quitter, en dépit de tout le travail accompli. Devenu aujourd’hui conseiller du Ministre des Arts et des Lettres, Richard Miller, il n’a cependant au fil de toutes ces années jamais cessé d’écrire, mariant cet incessant travail sur les mots que suppose l’écriture de poésie avec une œuvre de critique qui le range indéniablement au rang des plus grands spécialistes de la poésie moderne de notre pays. Capitale, notons-le d’emblée, fut d’ailleurs sur lui la lecture de quelques grands aînés : Baudelaire, on l’a dit, Rimbaud, Celan, Fondane, Eliot, mais aussi Char, Michaux, du Bouchet, Ginsberg, ou encore Hubin ou Crickillon, pour parler de poètes qui lui sont plus immédiatement proches…
Inlassable animateur de la vie littéraire et culturelle belge, Brogniet se liera d’amitié avec de nombreux poètes belges aussi bien qu’étrangers. Développant une approche plurielle de la réflexion artistique, il nouera également des liens solides avec des peintres, des musiciens, ou des comédiens. Signalons tout de même à cet égard qu’à côté des multiples récompenses qui lui ont été conférées en tant qu’écrivain, Brogniet vient d’obtenir le Prix Adam, attribué précisément en reconnaissance de son action de diffusion et de promotion de l’activité poétique dans notre pays.
Pour autant, Brogniet demeure avant tout un poète lui-même, et certainement l’un des plus exigeants et des plus intéressants que compte notre Communauté.
C’est que, d’entrée de jeu, son propos se situe au confluent des principales interrogations métaphysiques et esthétiques de notre temps. Le monde qui est le sien est un monde qui a non seulement vu le retrait des dieux, mais qui, au surplus, sait que l’Homme comme ultime valeur vacille plus que jamais après avoir été, au cours du siècle passé, plus d’une fois mortellement menacé.
En conséquence de quoi, la grande question que pose son œuvre pourrait se résumer de la sorte : que peut, dans une société du manque (sinon de l’absence même) de valeurs, un poète ?
On s’en doute, Brogniet, n’est ni un naïf ni un doux rêveur, si bien que la réponse que sa poésie apporte, en perpétuelle évolution au fil des livres, sera davantage celle d’un homme paradoxalement à la fois inquiet et confiant, rigoureux en même temps que passionnément enthousiaste. Un homme, en tous cas, qui, navigant avec grâce dans l’incertain rappelle qu’avant même de s’engager sur un chemin, il y a lieu de dresser le cadastre de ses doutes autant que d’établir la cartographie de ses failles. Proche en cela de celle d’un Michaux ou d’un Bonnefoy, la poésie de Brogniet va dessiner un espace en mouvement, qui s’apparente plus à un entre-deux fragile qu’à un territoire ferme, dûment balisé et éclairé. Les Terres auxquelles accéder n’étant guère du reste, chez ce poète prudent, que signalées, ainsi qu’en atteste son deuxième livre de poésie, paru en 1984.
Un lyrisme inquiet
Jouant volontiers, à l’image d’un Crickillon, de toutes les ressources offertes par la poésie moderne – du vers libre bref et non ponctué, au verset ample, en passant par l’énigme dense de la formule aphoristique ou encore par le poème prose –, Brogniet se sera sans doute illustré dans tous les registres. Pourtant, si ce lyrique inquiet – dont l’écriture tendue n’est pas sans évoquer l’esthétique picturale d’un Nicolas de Staël, qu’il admire beaucoup – refuse de se conformer à ce qui constituerait à ses yeux l’enfermement dans un genre, force est de constater qu’une unité thématique très forte se dégage d’un ensemble profus déjà.
À l’évidence désireux de bâtir une œuvre savamment mûrie et très élaborée sur le plan de sa structuration en des livres eux-mêmes souvent construits comme des partitions, Brogniet resserre en effet toujours son discours autour de quelques thèmes essentiels qui l’habitent en profondeur et que sa pensée ou son imaginaire ne cessent de réinvestir au fil du temps.
Dans la préface qu’il consacre à son livre de 1986, Le feu gouverne, Jean Orizet déclare ceci précisément : "On notera déjà le souci de rigueur dans la composition de ce qu’il convient d’appeler un livre et non pas un recueil. Comme dans une architecture musicale, les thèmes sont exposés, développés, modulés avant de se répondre de proche en proche en échos démultipliés d’une vision tellurique et cosmique qui est celle du poète".
Par cette affirmation, Orizet met également en évidence un des principaux enjeux de l’œuvre. Lorsqu’il parle à son propos d’une vision tellurique et cosmique, il met en effet le doigt sur une exigence déjà définie autrefois par Hölderlin : celle qui consiste à tâcher d’habiter poétiquement la terre. Autrement dit de faire de sa poésie le creuset d’une nouvelle modalité d’être, ni plus ni moins. Etre, pleinement et consciemment, c’est-à-dire restaurer, par un effort de langage et de perception, fût-ce fugacement et occasionnellement, la certitude d’une unité entre toutes choses. Quelque chose de l’ordre d’une harmonie vécue et d’une conjonction immédiate entre transcendance et immanence, à l’image de celle qu’on a parfois l’impression de percevoir dans ces toiles de Monet que Brogniet aime au point de leur avoir consacrés plusieurs textes fameux. En ce sens, le critique tunisien Jalel El Gharbi a raison de le souligner, la poésie de Brogniet est bien en quête d’une lumière qui accole le cosmique et l’ontologique, confère à l’être le prodigieux sentiment d’être en accointance avec l’univers.
Mais, entendons-nous, c’est bien comme étant en chemin de cette présence au monde que la poésie de Brogniet se présente, dans un effort perpétuel et hasardeux sinon risqué même. Car rien ne se donne vraiment qui ne soit conquis de haute lutte. Du reste, cette position-là, cette hygiène de la menace et de la vigilance, ainsi qu’il la nomme, est en réalité la seule que le poète reconnaisse pour sienne. Mémoire de la perte, au sens historique aussi bien que métaphysique, l’écriture poétique telle que la pratique Brogniet n’a en effet rien d’une vision idyllique ou bucolique de nos vies . Elle sait la mort industrialisée des camps, comme l’arrogance de l’argent qui va à l’argent ; elle connaît nos passions virtuelles tout autant que le cruel défaut d’amour dont notre époque semble souffrir plus que toute autre dans l’histoire. Pour dire comme le poète lui-même, elle a pris toute la mesure du désenchantement du monde, de sorte que celui-ci ne pourra guère apparaître, le plus souvent, que sous les espèces de ruines et de cendres.
Mais, plutôt que de céder à la tentation du renoncement, du silence ou de la dénonciation tautologique, il choisit d’opposer au feu du monde aveugle et dévorant des gestes de paille. Si le monde est ruiné, en effet, ainsi qu’il l’observe dans Le feu gouverne, il a cette sagesse folle toutefois de prendre le parti de ce qui sommeille encore sous ses décombres.
L’atroce et la grâce
Le soleil ou la lumière ne seront donc pas absents de ses poèmes, mais il s’agira alors bien d’un soleil ou d’une lumière quêtés au sein même de la nuit la plus noire, dans la conscience des plus abominables atrocités commises par les hommes. Que Brogniet ait intitulé un de ses livres, L’ombre troue la bouche, n’est pas fortuit par conséquent. Il rappelle, si besoin était, que la plus belle fleur enfonce nécessairement ses racines dans un terreau obscur, aux confins du royaume des morts, si bien qu’une force véritable est nécessaire pour se tenir toujours ainsi en équilibre au bord du gouffre. Cette force, après Rimbaud, avec Bonnefoy ou Crickillon, Brogniet la nomme l’amour.
L’amour seul / , écrit-il, Accueille ainsi / La grâce avec l’atroce.
Et ceci amène à évoquer deux derniers points, capitaux pour cerner la poétique de Brogniet. Car cet amour-là est une puissance qui dépasse de loin l’acception traditionnelle du terme. Il est comme une flamme qui veille, comme un espoir fragile, comme un indéracinable courage, comme une ouverture enfin à tout ce qui nous est extérieur. Aussi cet amour peut-il également s’apparenter à de la colère contre tout ce qui nous enchaîne à la grisaille et à la bêtise, au néant de nos sociétés ultra-marchandes : Notre révolte est une forme supérieure de l’amour, précise-t-il alors.
Notre révolte : car Brogniet se veut poète parmi les hommes et non loin d’eux, bien à l’abri dans le confort d’un palais de mots. Revisitant dans chaque poème le langage, il cherche avec fièvre à isoler quelques vocables qui permettraient de bâtir authentiquement une demeure présente, ouverte à tous. Appelant au meurtre de la pensée cousue de fil blanc, dans Rhétorique de Sade, Brogniet entend aussi désigner les bases d’une parole commune, qui sache féconder nos angoisses, et forer dans les murs de nos vies de façon à y faire circuler un peu d’air respirable.
Rêvant parfois d’une totale transparence, épris de lumière et de chaleur méditerranéennes, Eric Brogniet n’oublie cependant jamais qu’il a les pieds posés sur un sol noir et qu’il marche dans un monde froid. Aussi est-ce toujours entre l’orage et le bleu, dans l’écart entre la vie présente et la vie possible, que son verbe a choisi d’établir son aire. Ayant pris acte de toute l’abjection dont l’humain est capable, c’est néanmoins vers lui qu’il se tourne, malgré tout. Au plus profond de la nuit, la poésie généreuse de Brogniet allume quelques lampes fragiles qui élèvent vers le rien du ciel un signe qu’à tout le moins quelqu’un veille encore sur les débris du monde. Nous en apprécions l’inquiète lumière à sa juste valeur.
© Christophe Van Rossom & Lectures, 18 avril 2011.
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La poésie d’ÉRIC BROGNIET par Rodica DRAGHINCESCU
(Extrait de : Le Chasseur abstrait, http://www.lechasseurabstrait.com/revue)
Quand on est jeune il ne faut pas hésiter à s’adonner à la philosophie, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser d’en poursuivre l’étude. Car personne ne peut soutenir qu’il est trop jeune ou trop vieux pour acquérir la santé de l’âme. Celui qui prétendrait que l’heure de philosopher n’est pas encore venue ou qu’elle est déjà passée, ressemblerait à celui qui dirait que l’heure n’est pas encore arrivée d’être heureux ou qu’elle est déjà passée. Épicure (341 - 270), Lettre à Ménécée.
Le vide est justifié
Les philosophes ont eu souvent besoin de leurs amis les poètes et notamment de leur langage sensible pour parler philosophiquement, de bout en bout jusqu’au bout, car, sinon comment faire survivre jusqu’au bout toutes ses théories plus ou moins (f)rigides, plus ou moins issues de la mémoire et de l’histoire des temps? Tous les noms qui ont fait, qui ont dit ce qu’est, ce que n’est pas, ce que devrait être et ne pas être la vie et la philosophie, les Socrate, les Platoniciens, les Aristotéliciens, les Épicuriens, et la Scolastique et Descartes et Kant et Leibnitz, et puis les hégéliens, et tous les autres, les Philosophes des Lumières, et Nietzsche et la modernité, les existentialistes et les nihilistes qui nous ont déjà quittés, le néopositivisme, et les Foucault, les Deleuze et Guattari, et tous ceux qui existent encore, tous ceux-là qui ont écrit et écrivent l’histoire de la philosophie, sans qu’on oublie la contribution de Shakespeare et Brecht, et le cri d’Antonin Artaud, et surtout ceux qui ont conçu la philosophie à travers la poésie. Car qu’est-ce que la philosophie sans la poésie ? Et qu’est-ce que la poésie sans souci de la philosophie ?
« Tout commence à partir de ce manque » - dirait le poète belge Eric Brogniet. Cette magie interrogative, capable d’accueillir toute entité, sillonne les expériences des philosophes et des poètes.
Des liens complexes se tissent ainsi entre l’expérience poétique et l’expérience philosophique. Cet échange créatif et informatif est à la source de quelques œuvres bouleversantes, à même de corriger les hiérarchies et les frontières traditionnelles du savoir et de l’imagination. Ce sont des créations artistiques dont l’écriture défend la liberté d’imaginer et d’explorer l’inconnu, des paroles éveillées sondant les symboles majeurs de l’espace et du temps avec leurs plongées dans le devenir de l’être humain.
Et si nous parlons poésie, poéticité, c’est que les poètes d’aujourd’hui demandent aux philosophes de s’approprier les exigences d’un poète quand il affirme à haute voix que « la poésie doit être faite par tous et pour tous », et quand il n’oublie pas d’ajouter qu’elle doit avoir pour objet « la vérité d’ici ».
Tantôt réelle, tantôt hallucinante, la vérité est oscillatoire. Ses oscillations on les ressent partout. Bifurquée entre vie et mort, elle peut exister sous d’autres formes ou d’autres appellations, ailleurs. Le besoin d’y réfléchir coïncide avec le désir assoiffé d’avoir une vérité connaissable (supposons qu’il y en ait une autre, lointaine, méconnaissable, austère et mystérieuse) et d’avoir compris au moins quelques unes de ses significations. La recherche d’une vérité d’ici caractérise toute identité humaine, car celle-ci lui donne naissance, la nourrit, la séduit et l’invite à ses traces. La quête d’une vérité (dé)formatrice, la poursuite des traces de quelque chosequelque part. Le Quelque chose et le quelque part guident, perturbent, protègent et mènent notre vie de la mort vers la mort.
Pour Nietzsche, la vérité était l’objet, la choseinanimée. Sa vérité philosophaleétant liée à l’objectivité absolue, jamais relative. Une vérité absolue ! Ce que nous percevons par nos sens, ce qui est vrai pour une personne et ne l’est pas forcément pour une autre, est situé par le philosophe allemand sur le territoire de la vérité relative, individualisée, humanisée. Ce type de vérité liée à des différents états d’esprit placés dans le camp de la mémoire et du jugement sensible, comme tout ce dont nous sommes capable de juger.
Certainement, cette ancienne distinction entre la vérité absolue, totale, ultime et la vérité relative, sensible, fragmentaire, provisoire, est de nos jours vague, dépassée et subjective, hors toute causalité.
Les existentialistes, par la force de leurschangements sociaux, ont essayé de se rapprocher le plus possible de la vérité relative, de l’histoire vécue ou vivable, et d’inverser ces traits caractéristiques selon lesquels la vérité absolue est déjà générale, absolue, figée et la vérité relative est seulement individualisée et sans importance. Les deux devraient être mesurées en conséquences sur le mystère du vide et de l’existence, du vide de l’existence et de l’existence vide, avant de le dire. Il faut toucher et modifier en quelque sorte l’ouverture entre les deux, ce concept-seuil donnant vers la vérité germinative, allusive, harmonieuse, tellement visitée par les ascètes et les poètes.
La vie et la mort. La vie du vide. Les philosophes modernes et postmodernes rejettent la distinction entre sujet et objet. Ils déprécient ainsi la connaissance intellectuelle. La vraie connaissance ne s’acquiert pas par la raison, il faut plutôt éprouver la réalité. Cette épreuve a lieu dans l’angoisse. Par quoi l’homme saisit sa finitude et la fragilité de sa position dans le monde, ce monde heideggérien« voué à la mort ».
Avec Kierkegaard, les philosophes s’intéressent à la quête personnelle de la vérité.
Le vide de la vie. Vide plein. Absence noire. Vide vidé de son plein. Absence blanche. La poésie protège les mystères « philosophiques, elle les garde chiffrés mieux que tout autre énoncé. Les poètes habillent et habitent les frontières de ces au moins deux vérités (absolue et relative), (ren)forçant l’invisible par le visible et l’infini par le fini. Leur nature est non de dissimuler mais bien de laisser deviner leurs symboles.
Il arrive que depuis quelques décennies beaucoup de nos poètes vont dans toutes les directions, c’est qui est assez normal, mais dans certains cas, par manque ou par excès de lyrisme, depuis la tendance du jour, ces poètes nous proposent soit une poésie trop minimaliste, soit trop criarde,soit trop érotique, allant jusqu’aux poèmes arides ou trop spiritualistes.
Il existe aussi un bon nombre des poètes conduits seulement par des interrogations philosophiquement hybrides. Certains d’entre eux ont tendance à écrire une poésie pure métaverbale, une sorte de « sagesse de la poésie », productions souvent ringardes, ennuyeuses, qui se prénomment « relectures/interprétations poétiques de grands philosophes classiques », soit « relectures/interprétations poétiques de grands savants » (je ne donne pas de noms, il y en a plein). Rares sont ceux qui tout en se réclamant de la philosophie, nous offrent une poésie écrite avec talent, goût et pertinence, des créations limpides et incitantes à la fois, entre l’imaginaire artistique et les idées habitées par la philosophie, sans sombrer pour autant dans le simple « délire raisonné ». Il y en a quelques uns bien inspirés, auteurs des méditations poético-philosophiques ou d’aventures lyriques d’essence philosophique, avec d’éblouissantes projections dans l’infini des êtres et des choses.
Et c’est le cas du poète belge Eric Brogniet, un de rares poètes contemporains qui sait charmer les passionnés de poésie et philosophie.
Emotionnellement, le fond de ses livres de poésie bâtit une fragilité harmonieuse, propice à la fécondité de toute parole, de toute pensée, de toute révélation. À travers une clarté poétique, les réflexions du poète invitent la langue à engendrer pour tout jadis, un aujourd’hui pur, fou et immortel.
Depuis son début (Femme obscure 1982) jusqu’au plus récent Ce fragile aujourd’hui (Le Taillis Pré, 2007), Eric Brogniet est un poète hors du commun. La part de réel, de mystère et de fiction qui caractérise la métaphorephysique (licence rd !) de son écriture, concentre dans la solitude de sa voix, « l’éclair de la raison », et « le cœur de l’orage », comme il le dit lui-même : « La solitude est pure comme la neige/Blesse-là, amour, des plus profondes blessures ».
Pour Eric Brogniet, écrire c’est entretenir une liaison magique avec soi et les choses, et les moments et les gens. Écrire, c’est comme vivre un amour infini chaque seconde, avoir une vie heureuse et parallèle, offrir une chance meilleure à ce quotidien banal ; c’est trouver et faire parler le mot purificateur des doutes et des certitudes, de l’âme et de ses mouvances. Sa main telle qu’elle s’écrit, n’a pas de poids, elle est faite de paysages intérieurs, et écrit pour et sur toutes les présences qui germent dans le vide, pour tout ce qui mélange le réel à l’irréel, la vie à la mort, l’univers au nombril d’une chose ou d’un être. Dans sa main la vie vit de la durée et de l’étendue du passage, car le poète, tel qu’il surgit de la peau d’Eric Brogniet, est un axe verticale qui fracture le temps-espace : « Il laisse venir à lui/ Toutes les masses/La matière même de la vie/ Le vertige où il s’enfonce/Est un vortex de lumière/Noire et blanche. »
La poésie brognietienne se trouve dans le passage de l’incertitude, de l’hésitation, elle marque le lieu où les pas s’égarent dans le mystère, où l’ici se dépose sur le là-bas. Pour lui, la préposition symbolique est la préposition entre. Être entre ! E. B. ne figure pas les choses mais il les met entre d’autres choses. Son écriture nous montre un passage secret, un lieu miraculeux, par lequel il faut passer plus loin…
Le lieu de sa poésie naît dans le corps, dans les premières questions posées au corps (Qui suis-je ?). Cette interrogation interroge sur l’identité du lieu (Où suis-je ?) Une seule et même question. Qui vise le lieu-sujet : la vie du poète incompris : « Je n’ai rien et n’ayant rien/Je suis/Je manque/Fracture la dissonance/Ce qui surgit c’est le passage/Ce qui est dans le vide/Opérant entre deux thermes »
Lieu du dehors -dedans, plaine-colline-montagne-mélancolie-tristesse-souffrance-joie-bonheur infini, le locus du voir-sentir-percevoir-savoir-émouvoir-pouvoir, le locus du sens de naître, d’exister, de mourir et de renaître, le locus de la vie, modulables par les oracles du jeune poète.
Les sentiments qui s’en dégagent évoquent les racines biologiques du créateurs, l’origine, le corps et sa mémoire, car les textes d’Eric Brogniet ont une base biographique, liée à des objets, des situations ou des personnes impliquées dans sa vie.
Femme obscure, Autoportrait au suaire, Mémoire aux mains nues, Une errante intensité, ne citons que ces titres d’ouvrages signés par Eric Brogniet et salués par de nombreux prix littéraires. Dans ces volumes l’écriture ne met pas seulement au travail les sens desmots, mais aussi la calligraphie du corps.[...]