Écume noire
Par Benoît Pivert
Écume noire vomie par les océans que les hommes ont souillés, écume noire des rêves d’ébène, caresse des flots qui s’offrent et se retirent, l’écume, insaisissable et impermanente, est le leitmotiv du dernier opus poétique en date d’Arnaud Delcorte. Plus encore que dans ses précédents recueils [1], le poète écrit, la rage chevillée au corps. Dans les premiers textes d’Écume noire [2], la plume tremble de colère. Arnaud Delcorte dont la poésie est communion avec l’univers, fusion avec le ciel, la terre et la mer, a le cœur meurtri par les blessures que l’homme inflige au monde, superbe barbare qui pille, assassine et piétine. Il y a pourtant tant de splendeurs à décrire, tant d’ivresses à partager mais comment dire encore la beauté d’un monde chaque jour un peu plus défiguré par l’horreur ?
Arnaud Delcorte est un poète écartelé. Écartelé entre extase et gravité. Sa poésie est une poésie du tiraillement entre l’abandon aux sens et la quête d’un sens pour surmonter l’apparente absurdité du monde. Fort heureusement, lorsque accablé il se promet de ne plus décrire la fureur elliptique des matins de juillet où l’orgasme prend à la gorge comme une résurgence, ce sont les sens qui finalement l’emportent et nous valent de somptueux poèmes. Malgré le titre sombre de son recueil, Arnaud Delcorte ne se fait pas le chantre de l’apocalypse. Malgré l’infamie, malgré les désastres, il veut contre vents contraires et marées noires garder foi en l’homme et espérer un sursaut salvateur. Pourquoi écrirait-il sinon ? Il faut être porté par l’espoir pour vouloir à la raison des lendemains rendre la vision des fous. Le poète veut croire en la possibilité / si ténue / soit-elle / l’éventualité / d’une étincelle. Mais Arnaud Delcorte sait aussi ce qu’il est en droit d’attendre des hommes. L’amour, on peut toujours en rêver…
Lorsque le spleen le gagne, c’est vers l’Orient qu’il se tourne. Il y a du Rimbaud chez Arnaud Delcorte. Le Maroc est son Abyssinie. Orient, terre de violence mais aussi terre de renaissance. Quand il parle de l’Orient, sa voix se fait envoûtante comme le son de l’oud dans la nuit du désert. Par chance, ils sont nombreux là-bas, les corps capables de faire surgir l’étincelle, corps cuivrés, corps offerts, oueds auxquels s’abreuve le poète pour désaltérer cette soif qui hante tant de pages. Mais Arnaud Delcorte sait aussi le mirage de l’Ailleurs et de l’Autre. Quand il ne se perd plus dans la géographie des corps, qu’il n’est plus happé par sa quête et que se distend le ressort du désir, il entrevoit alors ce qu’il cherche désespérément à oublier – et la sagesse a un goût amer :
J’ai beau chercher et chercher encore
Il n’y a pas d’ailleurs
Pas d’ailleurs
De toi
Et ne nous y trompons pas
Toi
C’est moi
Arnaud Delcorte entrevoit que du bruit et de la fureur du désir il ne restera rien. Que des cendres. On peut certes se réchauffer au contact des corps, mais l’autre ne fait jamais que se prêter. S’il s’abandonne, aussitôt il se reprend. Il est illusoire d’en vouloir garder autre chose que des mots :
Que puis-je garder de toi
Sinon l’ineffable saveur de l’instant
Que puis-je
Rien non sûrement rien
Ne reste
A la fin
Les mots parviennent à conjurer la douleur mais pour combien de temps encore ? On sent affleurer une angoisse, l’appel de l’océan, de la noyade comme fusion suprême, l’appel de l’écume : Être écume / Puis d’écume devenir / Trace / Et absence. C’est sur ces vers que se referme le recueil. On espère pourtant que ce ne seront pas les derniers. Il faut souhaiter à Arnaud Delcorte ce qui le fait vivre et écrire : Mer sexe et soleil ta main sur le ciel ta main solitaire susurre le martyre mer sexe et soleil.
1-Notamment Le goût de l’azur cru, Mazères, Le chasseur abstrait éditeur, 2009, et Toi nu(e) dans le linceul étoilé du monde, Mazères, Le chasseur abstrait éditeur, 2010.
2-Paris, L’Harmattan, 2011.
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La croix de Delcorte
par Fabian Charles
12 avril 2012
« Père, pardonne leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Arnaud Delcorte crucifié a prononcé ces paroles. On ne réussira jamais à refouler les passions d’antan, éprouvées dans la solitude la plus assassine. Quand on a crucifié le christ, les auteurs de la bible inspirés ont voulu transmettre ce que tout un chacun ressent quand il est sur le point de trépasser même symboliquement. Non que l’auteur des Écumes Noirs soit particulièrement chrétien, le christianisme se fait de plus en plus rare. L’intensité de son message peut être vu d’un point de vue bouddhiste, d’un point de vue islamiste, d’un point de vue juif. Toute religion médiévale qui n’a pas encore décidé de faire le pas dans le vingt-et-unième siècle est déclaré coupable par ce message de la croix.
La poésie d’Arnaud ne se laisse pas impressionner par l’abdication actuelle, et s’il est vrai que les verbes croire et désespérer se conjuguent aujourd’hui à la même personne, les mots de Delcorte nous amènent vers des paysages d’aluminium, sur une terre complètement couverte d’une matière ayant pour fonction d’être un métal blanc argenté, brillant et léger, ductile et malléable, résistant à la corrosion, très répandu dans la nature et utilisé généralement comme emballage protecteur de denrées périssables. Car nous sommes bien réduits par la force des choses actuelles à être les produits de la société de spectacle qu’a théorisé Guy Débord. Les produits d’une société de consommation dans laquelle nous entrons comme de nouveaux êtres avant-gardistes acteurs et spectateurs dans le même corps. Si l’enfer c’est les autres, la violence du regard d’autrui nous permet de nous unir à une souffrance plus grande, enfin partagée.
« Un monde se défait/un monde se défait » nous avertit l’auteur : « portrait en creux/ l’instantané / d’une existence (…) un centième de seconde / avant la nuit. » L’auteur est un physicien et maitrise la nouvelle matière de notre existence, de notre vie qui n’est plus commune, où la plupart d’entre nous est attendu dans la banalité ordinaire des individus qui se basant sur le critère d’une carrière bien menée donc d’une vie bien menée au rythme instantané du métro, boulot, dodo, pour ceux qui dorment encore, assis sur cette conception commune du bien-vivre, avec quelques salutations rares et des baisers ratés.
Une société où le désir est à la fois extrêmement suscité et interdit. Arnaud Delcorte nous offre donc une autre croix qu’il ne porte pas certes, mais une croix où chacun de nous peut se retrouver, qu’il s’appelle Adam, Antoine ou Arnaud, la croix de la passion que porte le sidéen quand il est atteint du virus des regards habituels, ne semblant le connaitre que par son nom d’acteur, la catégorie dans laquelle l’a placé la société, la personne qu’il est censé être obligé de jouer.
C’est cette existence collective des sidéens, des malades de toutes sortes réunis en un seul verbe que nous offre Arnaud, le partage du corps du malade doit être aussi, si nous ne sommes pas humbles, plus important que le partage du corps du christ. C’est ce geste de partage vital qui est inscrit dans la naissance de toute valeur, de toute quête de sens dans une société mondiale qui n’en a plus. Le mot Sida est écrit en anglais, quand nous savons qu’a pris source dans le monde anglo-saxon dominant, il n’y a pas longtemps, une stigmatisation contre ce que des scientifiques bien sérieux ont cru catégoriser sous l’appellation des 4H, c’est-à-dire réunis sous un même symbole, les haïtiens, les homosexuels, les héroïnomanes et les hémophiles accusés tous ensemble d’être les catégories à la source du virus du sida inventé par on ne sait quelle alchimie. Nous voyons qu’il s’agit de ne pas oublier pour démasquer ceux qui cherchent en permanence à trouver un bouc émissaire à leurs maux, ce bouc-émissaire est bien souvent pour ne pas écrire toujours, la minorité.
La minorité, concept vague qui finit par englober chaque être humain dans son individualité propre. « Ces murs, ces murs/ qui défigurent les peuples comme un chancre une lèpre » nous dit l’auteur. Le danger devant lequel se présentent les bourreaux et non les victimes d’après la croix tient au fait que les technocrates ne sachant pas ce qu’ils font finissent par rassembler involontairement en une même voix, tous ces A, qui commencent le langage occidental à recréer le monde par le verbe. Tous ces anonymes crucifiés ensemble sont si coupés de leurs droits qu’ils n’ont plus assez de force surhumaine pour demander le pardon de Dieu. Dans cette situation Arnaud Delcorte nous offre de son sang en écumes noir et rose et nous en baigne d’un tsunami de mots sensuels stimulant notre peau nue pour un bain de sensations fortes à deux doigts de l’orgasme, Il nous propose la libération sexuelle comme dernier cri d’espoir enveloppé dans du condom d’aluminium brûlant au soleil.
« Mer sexe et soleil ta main sur le ciel ta main solitaire susurre le martyre mer sexe et soleil l’argent de ta main sur ma fesse mes lèvres mercure de l’océan mer cure salaire mer sexe et soleil cure de l’eau l’eau séant mon séant sur ton visage sur ton ventre sage ventre à terre atermoiements salivaires mer sexe et soleil ton sein mure ma main murmure mes reins ta main sur mon sexe amant mer sexe et soleil amant mains sales mains mensongères négoce malsain le martyre de mes reins mer sexe et soleil sous l’œil amertume le sel le suc amer tu mens ta mère mens songe maman mer sexe et soleil songe rongeur creuse son sillon sans cri sensation crime exit existentiel mer sexe et soleil lame argent ciel à terre lame artère lacère lacère l’air l’amarante ta tête à terre ta tête macère mer sexe et soleil corps au bordel au bord de l’eau bord de la mer américaine desserre mec desserre l’oseille mer sexe et soleil ton sexe sang dans les draps de ciel d’océan le fiel de mon séant l’argent dans ma main »
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ARNAUD DELCORTE : Le cri salvateur
Par Norbert Louis
LE MAURICIEN WEEK-END, dimanche 29 avril 2012
Arnaud Delcorte a publié deux recueils de poèmes et a participé au collectif “Poètes pour Haïti” qui paraîtra bientôt. Dans son dernier recueil de poèmes, Écume Noire (L’Harmattan, 2011, préface d’Ananda Devi), la poésie d’Arnaud se murmure parce qu’il s’agit d’entendre une voix intérieure. Au fil de ses quatre sections (Écume rose, Écume noire, Corps d’Écume, Embruns et Être d’Écume), son livre de poèmes se présente comme le difficile cheminement du poète qui s’adresse à ceux qui sont dans le mal-être, à travers textes poétiques et brèves notations.
C’est dans le tourment d’un monde défait que s’inscrit l’œuvre poétique d’Arnaud Delcorte. Le poète évoque l’étouffement des mots, l’ensevelissement intérieur, l’écrasement de l’homme, qui ne sont pas sans rappeler des épisodes douloureux des temps actuels! : « Lorsqu’on ne peut plus se parler se regarder / lorsqu’on ne peut plus se piffer / ces murs ces murs / Qui défigurent les peuples comme un chancre une / lèpre / Qui segmentent l’esprit et nous rendent tout simplement / Schizophrènes / Un monde se défait / Un monde se défait… » Cette vision d’un monde disloqué est associée à l’impossibilité d’écrire dans la lumière! : « Tant que vivra l’enfermement la mort dispensée le / vertige du gouffre / Tant que l’opprobre pèsera sur les épaules des voyants… / Non!: Je n’écrirai pas la timide étincelle du soleil qui se meurt ou de celui / qui renaît / Les astres et la récidive des corolles / le décompte des voluptés… »
Dans le langage de Delcorte, le désir et la mort se conjuguent. Eros et Thanatos peuvent parfois donner l’impression de faire bon ménage – « contre nature » : « Il y a dans le désert gorgé de tes paumes / la promesse de lendemains cuisants / dans la palmeraie de tes rires / les flots lactés de l’accomplissement / tu marchandes ton âme / Avec la nonchalance d’un enfant / Et moi / Enfant avide de jeu / je débourse sans compter… »
Pour combler le manque, Arnaud Delcorte recherche le contact physique avec la matière immergée, la matrice, mais aussi avec tous les éléments de la nature. Il s’agit de rapports intenses, de mots qui collent à la mer, au feu, au vent aux embruns. Prenons quelques exemples en désordre!: « La mer est partout elle relie tout!: C’est ça / mine de rien!: elle nous lie tous de l’utérus maternel / Aux sables des levantins… »
L’univers imaginaire de Delcorte est un monde en soi, un monde parfois insaisissable pour les lecteurs. Il nous entraîne au « Maroc Nu », « Gibraltar / peau morcelée / sur l’arc-en-ciel des rédemptions / Caparica, Bairo Alto, Goélands au large de Giftun. » Partout des lieux-miroir où se produisent la répétition, « le cercle des obsessions ». Mais le désir de voir n’achoppe pas sur le néant mais provoque la fureur des sens (« Vampire je m’abreuve au reflux / de vos complaisances… »). L’œuvre poétique d’Arnaud Delcorte se construit sur un appel contre le silence de la mort (« Vibrances / Qui de demain / Me font renaître / Homme… »). Par le renouvellement des émotions, la puissance du verbe, la musicalité, la sonorité de la langue, Delcorte ne cesse de scander une possible renaissance, en ayant recours à l’affirmation et à la négation! : « Être écume / Puis devenir écume / Trace / Et absence… ». Le minéral blanc inspire non seulement la thématique du voyage et de la mer mais se trouve à l’origine du langage poétique. Le poème devient alors lieu (dans la certitude d’un ailleurs doux, sobre et chaud) et lien à l’autre, à l’amour. La parole poétique d’Arnaud Delcorte est un cri douloureux mais un cri salvateur.