Une poignée d’absolue tendresse
S’il est vrai, comme l’affirmait récemment plusieurs scientifiques anglais, que la poésie est le remède idéal contre l’angoisse et le stress, et que plus elle est noire et déchirée, plus le poème est efficace, les poèmes d’André Schmitz devraient assurément être recommandés dans toutes les bonnes pharmacies, au même titre que ceux de Blake, d’Hölderlin, de Daumal, enfin : de toute poésie qui s’écarte de la complaisance lyrique, du roudoudou d’amour et du ronron.
En effet, pour sombre, violente, désespérée qu’elle paraisse au premier abord, la poésie d’André Schmitz n’ en est pas moins profondément chaleureuse, revigorante, gonflée de mots qui viennent comme des chiens/lécher vos lèpres,/aboyer dans votre gorge et libérer le cœur de ses nœuds. Car le drame qu’elle assume est celui de tout homme « pris comme un rat » entre vivre et mourir et qui cherche une issue à la solitude et à l’incommunicabilité. Et qui rassemble autour de lui, en lui, les signes –faille, fêlure, fracture– ouvrant l’homme à cette vie dont Rimbaud déplorait l’absence.
Pour l’amour du feu qui éclaire, brûle, purifie et réchauffe, Schmitz, enfant de l’Ardenne grise et froide, s’est fait ramasseur de feu.Tous ces cris dans la nuit, toutes ces étincelles de tendresse bafouée qui traînent dans les yeux des chiens, des prostituées, des anges d’infortune, tous ces éclairs dans la paille des jours, ces détresses, (ces) liesses, le poète « infirme, ignorant » les ramasse pour en faire des prodiges ordinaires tout de ferveur et d’émotion brûlantes. Volontiers insolent, ironique et provocateur à l’égard des conformismes de tout poil et des thuriféraires fanatiques (L’ange de l’annonciation annoncé voie trois/entrera en gare avec quelques siècles de retard), il se range aux côtés des déshérités, des mystiques et des fous pour revendiquer la folie d’une foi qui permette à l’homme d’oser à nouveau/marcher sur les eaux de l’Ecriture. Car vivre, pour Schmitz, ressortit à l’absolu. Ce n’est jamais demeurer dans « la laine de l’attente » comme des agneaux près de l’étal du boucher ou courbé, comme si la légèreté d’être était encore trop lourde, non, mais brûler
à perte de vue
à perte de livre
à perte de silence.
Cette exigence, que fouette encore la présence de la femme – essentielle dans l’œuvre de Schmitz – tour à tour amante, vierge, épouse, « exilée », « servante servie », promesse de l’absolu, qui comprend/tout sans rien savoir puisqu’elle met « la terre au monde », « cette exigence sans force et sa couleur au vers, reconnaissable entre tous, d’un poète qui ne cesse de chercher son équilibre entre un bonheur fou et un très haut /désastre. Une voix rauque, donc, mordante, brûlée, mais essentielle et propre, comme une poignée d’absolue tendresse, à recoudre en douceur les ombres qui nous déchirent en cette fin de siècle sans boussole. A lire sans tarder, et à relire.
Guy Goffette dans Le Carnet et les Instants (mars-mai 1994).
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André Schmitz : « Etranglements »
Avec “Etranglements”, Schmitz, comme toujours et comme il sied chez tout vrai poète, donne l’impression d’écrire à l’aube du monde. Même si, en confiance, on retrouve à chacun de ses livres, une voix qui parcours l’espace de son champ intérieur, depuis près de quarante ans, chaque nouveau recueil du solitaire-solidaire de Turpange semble inventer un nouveau rapport au langage. Il y a là toute la vérité de la poésie: chaque nouveau texte surgit, sans prétexte ni pré-texte. Schmitz est tout naturellement poète de l’aval, comme si la parole venait de naître, sans avant mais lourde d’un “après” qui va résonner longtemps dans l’esprit du lecteur invité à prolonger le texte dans son propre espace intérieur.
Cette poésie de l’instant futur, elle est à la fois forte et fragile et, comme nous l’indique le premier texte du recueil, puise sa force dans sa propre fragilité.
Les colosses reçoivent les prophètes:
-des nains
chiens et moins que rien
On échange des messages
des mensonges
Et puis on passe
aux sous-entendus et aux sourires
Ceci posé, si le poème est un acte sauvage – sinon barbare – de prise de possession provisoire du monde, cela n’empêche pas, au contraire dirais-je, que l’on puisse scruter à l’aise différents “secrets de fabrication” quasi artisanaux dont Schmitz devine intuitivement les ressources. Ainsi, la plupart des poèmes d’ “Etranglements” jouent sur le sens, comme sur les sens. Dès lors, Schmitz, par une manière de ludisme à la fois grave et malicieux, réussit à nous égarer, à nous “semer” pourrait-on dire, en surgissant toujours là où on l’attendait le moins. Par exemple, certains poèmes s’ouvrent sur une forme faussement narrative pour se terminer dans une manière de morale qui n’en est pas une; de même la déviation sémantique, ces manières de bémols musicaux qui donnent soudain au poème une profondeur de champ inattendue, une perspective à la fois étrange et familière. Voici quelques perles: “les pertes triomphantes” (une image récurrente chez le poète), “c’est l’enfance de l’art/ de s’attaquer à l’enfance de l’eau” ou “Cioran persifle et signe”. Ajoutons que ce recueil est tout entier sous-entendu par la présence insistante du voyageur aux semelles de vent, ce Rimbaud que Schmitz paraphrase en disant: “Je meurt/ l’autre ricane”- mais ici encore un Rimbaud, perçu par la fine oreille du poète comme un chant lointain, dont l’aspect énigmatique se voit renforcé par l’épaisseur du mystère et de la déviation sémantique.
Tout cela dans le secret d’un recueil où “la phrase se fait aussi grosse que le livre” et qu’il faut lire, toutes affaires cessantes, comme la phrase inachevable de la vie même.
L’écriture se relâche dans le poème
(elle a droit légalement à des repos)
Et c’est précisément dans cet à vau-l’eau
que le poème salive mieux que jamais
et va hors texte d’extase en extase
Jean-Luc Wauthier, Le Cormier, Bruxelles, 2002.