Gouttes ! lacets, pieds presque proliférants
sous soleil de poche
Elke de Rijcke publie en l’espace de quelques mois deux livres qui se répondent et se présentent dès leur titre comme des objets singuliers : Troubles. 120 précisions. expériences. et Gouttes ! lacets, pieds presque proliférant / sous soleil de poche, lequel est lui-même scindé en deux volumes.
L’ensemble frappe par sa maîtrise et son énergie. Une langue ici surgit tout armée, on ne sait d’où. Et elle surgit dans le champ périlleux de la poésie de l’intime, où elle use d’une rigueur et d’une liberté qu’on n’y trouve pas d’ordinaire, maniant aussi bien l’ampleur qu’un soin méticuleux. Les gouttes du seul recueil dont on s’occupe ici sont des “gouttes pesées lourd”. Ainsi l’insistance sur le “petit” (l’adjectif revient très souvent) montre non la faiblesse de l’ambition mais la minutie du détail, l’attention à la vie dans ses tropismes. Aucun poncif, aucune mièvrerie dans cette poésie de l’intime, mais l’exploration du corps dans son mystère et dans celui de son rapport au monde – rapport mystérieux mais désirant –, que doit rendre un langage fait d’étrangeté. Il y a quelque chose du tour de force dans la manière dont, hors de toute ostentation de modernité, avec ce que la poésie féminine (notion dont on n’a plus lieu de parler) a de plus éculé, Elke de Rijcke bâtit son texte improbable et rigoureux sans laisser la moindre place à une émotion non contrôlée.
Emotion, mais à froid “palpitation à distance de bras” :
le toujours plus profond
en lui il chassera, la pointe fabriquée
de façon froide
de sa réponse
On voit combien le langage participe de l’exploration. Les tmèses qui abondent (“dans l’entière sur soi refermée chair de lèvres”, etc.) ne sont pas des coquetteries mais contribuent à ce sentiment d’étrangeté au sein d’un univers familier : elles en sont, comme peuvent le faire les bras, une mise à distance.
D’où un texte obscur et limpide, à la fois jamais abstrait ni facile, et qui évite tous les écueils du genre. Vivre et découvrir le “réel” y sont une aventure de chaque instant, comme ce l’est pour un petit enfant. Car c’est un poème de la maternité (comme, voilà une douzaine d’années, le très différent Premier été de Maryline Desbiolles), où le regard serait celui partagé – mais sans naïveté – de l’enfant. Découverte du monde dans ses parties, à travers une série de cheminements (aussi bien tout simplement des promenades : “Une première grande sortie – visite au Grand Hornu”, “nous conduisons sur l’autoroute direction Mons”…), à travers des objets simples, reconnaissables et aussi quotidiens que les “salades”, “chicons” et “yaourts” du marché, où le lecteur lui-même cherche des repères, l’œil glissant parfois hagard le long de ces lignes, dont les mois, février, avril, rythment la progression comme l’enfant grandit – “tu as un mois maintenant”.
Le livre s’ouvre sur l’hôpital et la naissance. Mais tout se télescope, c’est aussi bien poème d’amante que de mère, l’enfant est adulte dans la même phrase, le blason se fait dans le même temps tombeau. Le “chauve” qui revient régulièrement évoque autant la vieillesse et la mort que la naissance – “je suis mort-née”. Descendre, couler, tomber, semble être le mouvement naturel des objets du poème. Il s’en faut de peu qu’une scène de baignade ne soit de noyade ; “suis-je écoulement”, écrit l’auteur, et : “ici je suis nouveau-née A L’ECOULEMENT DU TOI MÊME”. Jamais pourtant ne s’immisce le pathos. Car cette langue emprunte à l’eau sa malléabilité, sa souplesse : “traces aquifères” du poème de Zanzotto cité en fin de recueil. Langue du corps même, semblant passer par d’autres voies, dans ses fluides et ses sécrétions – “mon corps au sein est par sa bouche enfantinement embaumé, ce lait me huile les têtes et vient apaiser”. Car il est nécessaire, cet apaisement, avec l’énorme violence qui est faite à l’être dans le dur labeur d’exister.
L’”épuisement” n’est pas dû qu’à l’expérience mais aussi à la nature même de ce corps fragile, poreux, presque labile, avec sa “tête flasque à travers le crâne”, où, péniblement, “je se parle”.
Naissance d’une langue qui se fait dans son mouvement même, sinuant comme on trace sa voie parmi une végétation proliférante. Elle y parvient avec audace et naturel, en s’affranchissant parfaitement des contraintes de la syntaxe et de la ponctuation. La part du pur jeu y est cependant réduite. Ce qui n’est pas nécessaire saute. D’où les ellipses (“nulle face / leur échappe”, “large ton sourire comme seul un nourrisson”…), les hapax (“aéférique”, “baguerondes”…). Les phrases s’emplissent de courts-circuits qui parfois rappellent James Sacré et font de ce livre ce qu’est avant tout la poésie : une langue qui s’invente, maniée comme une langue étrangère qu’on fait sienne, s’affranchissant de l’inutile correction (“visage dépourvu de yeux”) au profit de l’expressivité : “chose ici chante ouvert”. Alors si c’est enfantin, c’est d’une enfance qui accède sans évidence à l’expression, une enfance où “des mains m’essaient dans un ténébreux travail”, où “petit paquet m’est insufflé”. Il faut ici citer en entier le magnifique poème qui dans la dernière partie mime pour ainsi dire un tel travail :
TU LE VOUDRAIS DEJA HORS mais tu n’as
pas encore compris que tu n’as pas
de bouche pour parler.
aussi pour la respiration il n’y en a pas.
celle dans ton visage ne peut le faire, tu ne sais pas vraiment
pourquoi
un quelque chose apparemment te tire vers l’intérieur
Dans ce difficile entre-deux, entre ce pré-langagier et le “post-mental” du titre de cette partie, il y a le chemin étroit que trace Elke de Rijcke. Le poème devient ce “corps nôtre reposant ouvert”, tel qu’il se donne, énigme limpide. Selon Deleuze (Bartleby, ou la formule): “ce qui compte pour un grand romancier, […] c’est que les choses restent énigmatiques et pourtant non arbitraires : bref, une nouvelle logique, pleinement une logique, mais qui ne nous reconduise pas à la raison, et saisisse l’intimité de la vie et de la mort.” – On peut, après tout, en attendre autant de la poésie. Et de même, disait Flaubert, qu’il y a un style de la phrase, il y en a un du paragraphe : on retrouve cette nécessité dans l’extrême précision du dispositif. (Il faut saluer aussi le travail de l’éditeur pour rendre la minutie des audaces typographiques et de la mise en page de l’auteur.) Six parties organisent le livre, dont les titres sont empruntés à un poème d’Andrea Zanzotto cité en fin de second volume, et rarement table des matières (elle occupe ici dix pages) aura ainsi donné à lire ce qui est déjà un poème, lui-même structuré à l’extrême et mettant en évidence le travail d’intériorisation et de constant effet de loupe du texte : cette attention à l’infime qui résulte de la justesse de l’instrument.
Dominique Quélen
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Troubles.
120 précisions.
Expériences.
Je suis étonné. Par le titre d’abord, long, fragmenté, insérant deux points. Par la couverture : une image de Don Quichotte et de Sancho (l’huile de Honoré Daumier). Que je sache, les couvertures des éditions Tarabuste (Saint-Benoist-du-Sault) ne contiennent pas d’image. Un parti pris volontaire.
Par le projet ensuite, tel qu’il transparaît visuellement, selon une structure qui construit un livre dans la complexité : sections titrées et numérotées, sous-sections à leur tour numérotées, dont on prend la mesure par une table des “matières” de six pages. D’un poème, intrinsèquement, et qui suggère la table descriptive de Cervantès.
Chaque page est un lieu de trouble. Tout un dispositif visuel réglé avec la précision d’un carillon de beffroi. Y compris la typographie, où la capitale martèle, où le corps typographique souligné se met en avant. En avant, pas en scène.
C’est le corps qui est à l’épreuve. Le corps intime autant que le corps social. Le corps dans tous ses états, autant que tous les corps d’état. “Notre corps extérieur / mon corps intérieur.”
Je ne connais aucun poème révélant à ce point que l’opposition privé / public manque de pertinence. Que ce qui trouble nos représentations et perceptions est l’entrelacement, le tissage, l’entremêlement du privé dans le public, autant que l’intrusion du public dans le privé. De la violence publique dans la violence domestique.
Ici la violence intime réside dans ce huis tressé et noué, qui n’est ni dehors ni dedans.
Le dispositif a pour enceinte la maison. A partir de cet archétype vital et survital, l’espace s’étire et se déploie (piscine ; boutique de coiffeur ; ville…), ou se rétracte “élastiquement” (chambre ; lit ; coin : “dans mon coin, mais aussi au coin de ma maison”).
Elke de Rijcke ne se contente pas de stéréotypes. La maison n’est pas la coquille chaleureuse (celle de Bachelard). Lieu des expériences corporelles, l’antre, en question, est à lui-même expérience sculpturale du construire, avant (mais je ne suis pas sûr de cet “avant”) d’être abri, à l’instar du “Merzbau” de Kurt Schwitters en arts plastiques. Tout le contraire de la trop fameuse phrase de Martin Heidegger : “le langage est la maison de l’être”, en ce que cette maison serait “celle en quoi l’homme se sent chez soi”. L’homme ? Peut-être le philosophe, mais pas le poète. Ce que sait Elke de Rijcke comme d’autres (Paul Celan ; André du Bouchet ; Ghérasim Luca…) qui ont saisi en effet à quel point le poète ne peut se sentir chez soi, ni dans la langue, ni dans la maison.
Car l’étranger demeure, à soi et en soi, le corps fût-il lui-même maison, enceinte, abri du futur enfant.
Dans ce livre, le trouble provient de la représentation de ce corps immergé à la limite de la noyade, que le vers maintient en surface. J’oserais parler de théorie amoureuse de l’écriture et de l’espace domestique, où le tactile, le visuel, rendu dans son épaisseur, traquent les multiples trajectoires du corps en mouvement, qui en fin de compte cernent la sensation d’espace : la danse donc, quand elle favorise la fulgurance du vers.
Le dispositif, multipliant les points de vue, ne se focalise pas sur le sujet. Plusieurs images, étranges ou inquiétantes, sont investies, ajoutant par l’objet, du tissus épais, de la verticalité. La complexité interne, quoique peu apparente au lecteur en dépit d’indices, rend plus troublantes les expériences de ce premier livre qui s’achève par : “gare aux doigts”. On attend avec impatience le prochain ouvrage d’Elke de Rijcke annoncé aux éditions du Cormier (Bruxelles).
Patrick Beurard-Valdoye
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Un entretien de Florence Pazzottu avec Elke de Rijcke (publié sur le site de Poezibao le 25 avril 2006)
Elke de Rijcke vit à Bruxelles. Elle a publié à l’automne 2005, chez Tarabuste, un très beau livre intitulé troubles. 120 précisions. expériences. Un autre va suivre prochainement aux éditions du Cormier, gouttes ! lacets, pieds presque proliférants sous soleil de poche. Elle a accepté de me parler de ces deux livres dans cet entretien que nous avons mené par mails. Plus largement, c’est l’expérience d’écrire (liée – indissociable – à l’expérience de vivre) qu’elle interroge.
Florence Pazzottu : Si je me remémore la lecture de votre livre paru chez Tarabuste, si je me demande “De quoi s’agit-il?” c’est le mot amour aussitôt qui me vient à la pensée; j’ai envie de dire: “Il s’agit d’amour”…
Elke de Rijke : Sans doute parce que ces deux premiers livres ont été une tentative de travailler sur le matériau du désir, dans son acception large d’aimer et de penser passionnément. Je me suis posé la question de savoir ce que cela signifie d’aimer et de penser ses sensations (ses ressentis) parvenues au point où elles “crament” et transforment la possibilité même d’émotion. Ce travail sur le désir s’est constitué organiquement et s’est organisé au fur et à mesure comme une entreprise d’inventorisation poétique de perceptions sensorielles et sensuelles troubles et turbulentes qui restaient étrangères à ma compréhension (qui étaient de l’ordre de l’appréhension), perceptions sans cesse inquiétantes, réticentes au dévoilement (à la parole), retorses, et dont la force sauvage m’est apparue à chaque instant comme vierge (intacte et inépuisable).
Mais la question dans ces deux livres a été également : qu’est-ce que cela signifie d’aimer et de penser, en tant que femme, la tension à l’intérieur de ma féminité entre raison et émotion ? L’enjeu principal, d’ordre existentiel et éthique, était de me lancer un défi : celui de briser et de transformer une conception castratrice du désir et de la passion, désir et passion définis en termes d’amour et de pensée exclusifs, en vue d’un dégagement et surtout d’une redéfinition poétique du penser et de l’aimer, dans le sens d’une communauté mystique avec l’environnant. Ces termes doivent s’entendre dans leur acception d’absolu poétique et érotique (un absolu poétique qui intègre, jusque dans sa langue, la critique, l’hésitation, la contradiction de vivre en tant que poète et en tant que citoyen ; et un érotisme non mélancolique, brassant toutes les composantes de la vie).
Fl. P : Il y a une dimension très physique de votre écriture…
EdR : Oui, ces deux livres s’organisent autour de la problématique de la maison comme corps intérieur et extérieur (la maison dans son sens de sphérologie plurielle, de lieu d’ébullition et de dépôt d’écumes, lieu d’insulations (et de capsules), sous ses différentes formes et dans tous ses états : chambres à coucher, chambre à petit déjeuner, chambre de travail (le bureau)… et plus intérieurs, le ventre, les seins, l’utérus, la cage thoracique, la bouche, le nez et la gorge, la tête… mais aussi l’espace du rêve, qui est un espace tout à fait spécifique… et plus extérieur le salon de coiffure, la piscine, le théâtre, les bars, la rame de train, le panorama d’une ville, le ciel. Dans le cas de gouttes ! cette problématique s’organise par le biais de 6 songes, qui sont autant de réponses à une série de vers du poète italien Andrea Zanzotto.
Fl. P : Il semble que votre écriture puise directement, et non seulement selon un processus inconscient sans doute inévitable, mais de façon tout à fait consciente et volontaire dans votre propre existence… Pourriez-vous dire que l’écriture à son tour influe sur votre vie, qu’elle la transforme ?
EdR : Oui, la prise de parole poétique (à travers son organisation particulière) est pour moi en prise directe sur l’expérience vécue ou voulue, dont elle doit essayer de témoigner, aussi difficile que cela doive être quelquefois, et ceci à travers des procédés poétiques qui témoignent fidèlement de l’expérience initiale et de la tension entre cette expérience et ce qu’est un être à un certain moment, c’est-à-dire le récipient et le résidu de cette expérience. Cette question relève la vieille tension entre vie et écriture, et il me semble que dans le cas de mon projet, l’écriture est subordonnée à la vie, mais en même temps elle la déborde, l’éclaire, l’accomplit, la co-oriente à condition qu’elle soit de nouveau récupérée par la vie. C’est le principe des vases communicants, qui ne communiquent pas tout à fait : le premier vase est celui de la vie comme réalité plus forte que l’imaginaire pour un être qui vit de façon consciente et lucide ; le second celui de l’écriture comme surcroît, écume à vrai dire, qui doit de nouveau disparaître dans le réceptacle ensorcelé du matériau de la vie enfermé en nous…
A un certain moment de ma vie, et d’un point de vue féminin, il s’est imposé à moi une sorte d’urgence et d’exigence de transformer, par le moyen de l’écriture, la question et la conception de l’amour lui-même qui habitait toutes les couches de mon existence et requérait toute mon énergie et mon engagement. La tâche qui s’imposait à moi consistait à faire le bilan, ou même le testament d’une conception avec laquelle j’ai vécu pendant 40 ans, dont j’étais l’héritière par toute une série de choses (ma manière d’être, mon éducation, ma formation, la manière d’être et les paroles des femmes qui m’entourent) et de la briser en l’écrivant, comme une sorte de décision de libération des sentiments et une tentative d’ouverture au bonheur de l’émotion et de la sensation non plus abordés comme amour exclusif (bien que cette exclusivité continue à régner, mais d’une façon plus restreinte, d’un être à un autre ou d’un être à une chose), mais comme amour multiple dans sa conception la plus large, comme champ d’une communion/d’une communauté (ces mots doivent être interprétés avec précaution) d’êtres et des choses qui n’entrent pas en concurrence (l’exclusivité ne pouvant plus prendre le dessus en raison de son caractère destructeur et limitatif). C’est de toute manière vers quoi j’ai essayé de m’orienter dans ces deux premiers livres, et où se trouve également mon projet éthique et sans doute utopique. Dans gouttes ! le défi a été avant tout de repenser mon héritage et mes acquis émotionnels en vue de me permettre de construire une identité qui s’approprie ses socles émotionnels par le biais d’une vision mystico-critique du monde.
Fl. P : Je sais que les rencontres sont pour vous très importantes, puisque vous travaillez à un projet avec plusieurs autres poètes que vous appelez Géographies Imaginaires. Certaines lectures vous ont-elles accompagnée pendant l’écriture de ces deux livres ?
EdR : Deux poètes m’ont accompagnée et orientée, aussi bien par leurs propositions de contenu, où se situent à mon avis le véritable enjeu et renouvellement possible de la poésie, et par leurs propositions de forme (fondamentale, mais s’il n’y a pas de véritable proposition de contenu, l’expérimentation formelle, aussi délicate et variée qu’elle soit, reste vide). Dans le cas de troubles et de gouttes !, il s’agit peut-être, plutôt que de deux poètes, de deux livres : (1) Météo d’Andréa Zanzotto, un livre qui m’a convaincu par sa rare association entre émotions, sensations, observations, descriptions, jugements et décisions, (2) et du perdant & de la source lumineuse de Kees Ouwens, un livre d’un poète majeur de la littérature néerlandaise, et avec lequel j’en ai encore pour des années afin d’épuiser sa proposition de fond et de forme. Ouwens propose de véritables voyages énigmatiques et mystiques d’un individu ultra-conscient, qui prend la mesure de tous les aspects de la réalité hollandaise qui l’entoure et dans laquelle il est pris (aspects économiques, sociaux, esthétiques, éthiques ou géographiques). Il aborde tous les sujets possibles, d’un ton pénétrant et audacieux, dans une langue beaucoup plus sublime encore que celle de Zanzotto, mêlant d’une façon majestueuse et perspicace les différents registres dont je parlais avant chez Zanzotto : émotions, sensations, observations, jugements, décisions, interpellations. Or les registres chez Ouwens sont plus élaborés et de plus, il s’adresse à la communauté et à la nation sans quitter son point de vue personnel, mettant à nu l’intimité de la nation et des individus qui y habitent. Il me semble que la notion de communauté, à laquelle j’ai essayé de donner forme dans troubles et dans gouttes !, est aussi celle de mon dialogue poétique engagé avec ces deux auteurs et l’expérience initiatique qu’ils me proposent à travers leur poésie.
Fl. P : Vous avez choisi d’écrire en français. Pourquoi choisir d’écrire dans une langue qui n’est pas votre langue maternelle ? Vous est-il possible de répondre à cette question ? Qu’est-ce que cela implique ?
EdR : Il n’est pas facile en effet de répondre à cette question; la réponse m’échappe en partie. Ce que je peux dire, mais il faudrait remonter jusqu’aux racines de mon enfance pour répondre à cette question complexe, c’est que (1) le français n’est pas ma langue maternelle. Il a été tout d’abord une langue avoisinante, c’est-à-dire une langue qui a accompagné, dès l’âge de 6 ans et peut-être encore avant, constamment ma langue maternelle. Bien que nous vivions en région flamande, les meilleurs amis de mes parents d’une part, et ma meilleure amie d’enfance d’autre part, étaient francophones. J’ai donc été plongée dès le départ dans une situation de double culture, où le néerlandais prenait le dessus, mais où le français me travaillait en sourdine, du côté de l’émotion et du côté de la langue et de la culture. (2) Ensuite, cette double culture m’a accompagnée pendant mes études secondaires, mais il faut préciser qu’en Belgique, certainement du côté de l’enseignement néerlandophone, c’était une double culture critiquée puis brisée par le fait que, de nos 12 à 18 ans, nous étions censé maîtriser 4 langues : le néerlandais, le français, l’anglais et l’allemand. (3) Cette histoire personnelle linguistique hybride, dans un pays où il y a plusieurs langues officielles (le néerlandais, le français et l’allemand, puis à Bruxelles on entend très couramment l’anglais) m’a conduite à entreprendre des études en philologie romane, en littérature et en linguistique française, italienne et espagnole. C’est ainsi que j’ai renoué, je pense (mais cela je ne l’ai compris que beaucoup plus tard), avec la double culture qui vivait en moi pendant mon enfance et mon adolescence, mais aussi avec quelque chose qui se situait bien au-delà, avec l’arbre généalogique de ma famille dont le côté maternel est espagnol et le côté paternel hollandais. (4) Ce contexte linguistique s’est ensuite complexifié et ramifié par d’autres influences culturelles hybrides (théâtre, cinéma, danse, arts plastiques, musique alternative et classique contemporaine, qui sont ne sont autres que des langues encore, et avec lesquelles je continue à écrire pour l’instant). (5) Mais ce qui a été décisif par rapport à mon orientation francophone, c’est mon choix d’avoir travaillé pendant de longues années sur la question de l’expérience poétique chez André du Bouchet. Ce qui m’intéressait plus particulièrement dans la pratique et la langue de du Bouchet, c’était sa situation d’extériorité à l’égard de la langue française comme langue maternelle qui lui avait été enlevée pendant son adolescence et ses années de formation en raison de l’exil de sa famille aux États-Unis. Le français était devenue une langue qu’il ne maîtrisait plus et par rapport à laquelle il a gardé un rapport d’étrangeté jusqu’à la fin de sa vie. Il m’a semblé que ce destin linguistique, et puis la fascination que j’ai eue pour l’écriture de du Bouchet et la façon dont il a constitué son oeuvre (fascination qui s’est traduite en une recherche qui a pris dix ans de mon travail, ce qui est considérable dans une vie humaine), m’ont aidée à éclairer ma propre situation linguistique et culturelle hybride qui m’est demeurée longtemps indéchiffrable (et que je commence à déchiffrer peu à peu, à travers la poésie aussi). Puis, il faut dire aussi que c’est ce rapport d’étrangeté et de non-maîtrise affirmé à l’égard de la langue dans laquelle du Bouchet écrit, qui m’a incitée à aller de l’avant moi-même dans un terrain qui reste pour moi de l’inconnu (et qui le restera toujours). Cet inconnu tient à la langue en tant que telle, mais aussi bien entendu et peut-être avant tout à l’aventure poétique…
Fl. P. : Nous avons évoqué votre projet Géographies Imaginaires – qui est un projet complexe et énigmatique, constitué de rencontres avec des poètes, d’enregistrements, d’un travail sonore et visuel mais aussi de voyages et d’écriture… Voudriez-vous en dire quelques mots?…
EdR : Dans Géographies Imaginaires, projet poétique en cours, je tente de briser l’expérience étouffante capsulaire où restait enfermée pour moi l’entreprise du livre et de la lecture, en allant à la rencontre des autres. La question pour moi a été tout d’abord de savoir comment je pouvais faire de mes expériences de lecture quelque chose de plus vivant, comment je pouvais les faire participer à un projet d’écriture, ainsi qu’à une soif de vivre. Je mène ce projet poétique comme un projet de recherche : je veux m’interroger de façon poético-critique sur un certain nombre de rencontres poétiques, et à un niveau plus large, sur la notion même de la possibilité de rencontre. Tel qu’il existe pour l’instant, le projet prendra la forme de 4 portraits d’écrivains contemporains. Ces portraits seront pris à leur tour dans une espèce de thriller poétique. Il ne m’est pas encore clair quel sera le statut de chaque portrait, sera-ce un songe, une réflexion, un journal sous forme de méditation poétique, mais ce qui est certain c’est qu’ils se rapporteront à mes expériences de lecture, à mon expérience des écrivains en tant que personnes, à mes expériences vécues et filmées des brefs voyages entrepris/à entreprendre avec chacun d’eux. Écrire sera dans ce projet, plus encore que dans les deux livres précédents, inséparable du vivre, de la lecture, de l’exploration, de la réflexion, de la vision, de la traduction aussi.
Alors que dans troubles et dans gouttes l’imaginaire était intégralement subordonné à la réalité très puissante, puisque je ne voulais pas ou ne savais pas comment recourir à un imaginaire qui serait à la hauteur de la réalité, ma direction actuelle dans Géographies Imaginaires est une exploration active de la réalité constamment nourrie de l’imaginaire – imaginaire non comme fiction, mais comme réalité à la hauteur de la réalité. En cela l’écriture poétique est bien sûr théâtre : le théâtre de tout ce qui, réellement et imaginairement, est appréhendé, apporté, monte, remonte, afflue, est retiré. Comme les choses dans ce projet sont explorées du milieu même du vécu, et que ma vie même y est engagée par un désir de vivre et de partage, ce théâtre est également celui du thriller, déjà présent de façon plus ou moins inconsciente dans troubles et gouttes, mais de façon beaucoup plus délibérée dans Géographies Imaginaires. Ce livre sera donc une espèce de thriller, c’est-à-dire un livre où ce qui me tient en suspense deviendra à son tour suspense. Dans ce sens-là, l’écriture écrit le thriller du vécu et du à-vivre d’un être perceptif et sensible livré à la vie (mais non sans défense, bien que), mais aussi d’un être à la recherche d’expériences qui le portent à un point de respiration retenue, les yeux écarquillés et le souffle bloqué dans la gorge, pour vivre et lire et parler sur le tranchant même de la vie, et pour restituer dans leur dramatisation première le vécu et le ressenti des choses initiales et initiatiques, dont j’espère qu’elles ne sont pas l’apanage de l’enfance. Puis, il me semble que la société elle-même, telle que je la vis pour l’instant, me met constamment dans des situations qui sont vécues comme un thriller ; il s’agirait donc de capter par l’écriture le premier mouvement de réaction par rapport à celle-ci (à la société et ses manifestations), avant que ne se mette en marche notre système de défense raisonnée nécessaire à la survie.
entretien ©Florence Pazzottu