KEGUENNE Jack

Biographie

Né en 1957, il entame des études de philosophie et d’histoire de l’art, ensuite interrompues. Il pratique alors divers petits métiers tout en écrivant et en dessinant. Il commence à publier en 1977 et à exposer en 1979.

Tour à tour libraire et galeriste, journaliste et maquettiste, éditeur…, il a collaboré comme critique (art & littérature) à divers magazines (Le Carnet et les Instants, Magazine du Palais des Beaux-Arts, L’Art Même, Flux-News).

Bibliographie

Publications

  • Le carrousel d’étoiles, poèmes, 1977 (épuisé).
  • Nadia (calligraphismes), 1978 (épuisé).
  • Archives d’une nécropole provisoire, poèmes, (avec des dessins de Nadia Tonglet), 1978 (épuisé).
  • Le penseur et les baigneuses, poèmes, (sur les sculptures de Mady Andrien), 1980 (épuisé).
  • Altérations de la lumière, poèmes, 1980 (épuisé).
  • Salamandre le brasero, poèmes, 1982 (épuisé).
  • Musée capricorne, poèmes graphiques, Le Salon d’Art, 1985, h. c.
  • Ma douce, ma grâce, ma blanche ennemie, poèmes, 1988 (épuisé). Avec des sérigraphies de l’auteur.
  • Une touche d’incarnat, poèmes, éd. Le Taillis Pré, 1999.
  • Suavité d’une égérie, poèmes, éd. Le Taillis Pré, 2000.
  • F., roman, Éd. Aesth, 2000.
  • Portraits d’elle en novembre, poèmes, Éd. Aesth, 2000.
  • User le verbe vivre, poèmes, (avec des dessins de Julia Jedwab), éd. La Pierre d’alun, 2001.
  • Compromis avec les fées, poèmes, Éd. Le Taillis Pré, 2002.
  • En face, poèmes, Aesth Éd., 2002.
  • La folie, roman, Aesth Éd., 2003.
  • Portraits de Judith assise dans le canapé, roman, Aesth Ed., 2003.
  • Au-delà des racines, poèmes, avec des lithographies de Julia Jedwab [édition de bibliophilie à tirage limité], chez l’artiste, 2003.
  • Usufruit des déchirures, Aesth Éditions, 2009.
  • Ordre d’appraître, Aesth Éditions, 2009.
  • Notes sur l’amour, Aesth Éditions, 2009.
  • Presque blanc, essai, Aesth Éditions, 2009.
  • Visage épiphane, L’Arbre à paroles, 2011. (Le buisson ardent).
  • Évidence intermédiaire, Éléments de langage, 2014.
  • Échantillon d’imposture, Éléments de langage, 2017.

À consulter

  • Lillo Canta & al., Pittura è cosa mentale, éd. aesth., 1988.
  • Dossiers L. En collaboration avec Anne Hustache, Marche-en-Famenne : Service du Livre luxembourgeois, 2002.
  • Marginales, n°280, automne 2011. p. 10-13.

Divers

– Nombreuses collaborations, originales ou critiques, à diverses revues de littérature – Textes écrits sur l’art et les artistes, présentations d’expositions, contributions aux catalogues – Publications de plusieurs séries de cartes postales et de sérigraphies.

Prix

– Prix René Gerbault 1982 pour Salamandre le brasero

– Prix Expressions 21, 1983, pour Rester immobile (inédit) – Prix Philippe Delaby 1995 pour Suavité d’une égérie (éd. Le Taillis Pré) – Boursier 2001 de la Fondation Mathilde Horlait-Dapsens (poésie) – Boursier 2001-2002 de la Fondation de la Tapisserie de Tournai (recherches textile) – Bourse de poésie 2003 de la Fondation Spes
– Prix Gauchez-Philippot 2011 pour son recueil Ordre d’apparaître (Éditions aesth)

Expositions personnelles

– Calligraphismes, galerie La Tache d’encre, Namur, 1979

– Calligraphismes, galerie Le Salon d’Art, Bruxelles, 1980

– Lettres à l’autre, l’aube, galerie Le Salon d’Art, Bruxelles, 1983

– Pour mémoire, le gris, galerie Triangl, Bruxelles, 1986

– ‘Pittura è cosa mentale’ et autres calligraphismes 1977-1987, galerie Triangl, Bruxelles, 1988

– Calligraphismes, Centre Culturel Jacques Franck, Bruxelles, 1991

– Calligraphismes, atelier de Chr. Krekels, Bruxelles, 1991

– Identification 12, Université Libre de Bruxelles, 1992

 Calligraphismes, galerie Ter Zaele, Knokke, 1992

– Notes sur le vide, galerie Aleph, Bruxelles, 1996

– La série Itten, Iselp, Bruxelles, 2000

– Calligraphismes, Mundaneum, Mons, 2001

– Calligraphismes, Musée d’Archéologie, Tournai, 2001

– Saisons & autres couleurs, Bibliothèque centrale, La Louvière, 2002

– Participation à environ 300 expositions collectives dans le monde.

Textes

un murmure de lumière
            divise la verticalité des arbres
le corps cherche sa propre ombre
cette lucidité inquiète
            découvre
les présages d’une trajectoire
serments de poussière
émergence de la mémoire
pénitent
la lumière s’altère lentement
(représenter l’attente)
toute pierre est célibataire
Extraits de Altérations de la lumière, 1980.
5.
la parole métamorphose : elle pose
des cachots innocents.  (une archéo-
logie de l’extase).  de l’astronomie
plein les yeux tandis que le brasier
des paumes
(la salive, difficilement)
6.
des noces avec le murmure, l’impact
de la grâce.  enivrer.  au bord des
épaules.  l’arôme, l’odorat de l’amante.
et une fête de paupières.
Extraits de Salamandre le brasero, 1982.
on ne peut mesurer la profondeur du ciel et les paysages n’existent pas seuls, ils doivent être regardés.
le commentaire s’écrit toujours dans le blanc, dans l’absence.  la langue est le masque du corps, elle signifie déjà sa perte.
le calligraphisme ne veut rien dire, il cherche à parler.  l’écriture est sa technique, la page son espace.  il est peut-être la métaphore fatale, la béatitude de l’écriture devenue image.  il se donne aux miroitements du regard.
le calligraphisme est nu, étendu, en attente.  il a valeur de visage.  il affirme un désir pour le corps du texte.
Extrait de Entre amants, 1985, in Pittura è cosa mentale.
partout nomade, blanc
tous les miracles gisent possibles
de l’un à l’autre confins, et muets
dans la lenteur des commencements
il n’y a rien pour dire
l’infini comme un musée du frémissement
sacre de l’égarement
apparaître est d’immédiat exil
épousailles des confins
la nuit est un théorème aveugle
l’intime source des grâces et le fourreau des armes
une lourde manigance de vertiges
demeurer seul, fervent
sans secours et sans atours, aux aguets
dans l’orient des mots et le dimanche des étoiles
gérer, inquiet, l’âme des précipices
l’incidence du corps et du chaos
noires sont les traces comme entrailles de firmament
et rien mieux que noires :
il n’y a pas de nom après l’ombre
Extraits de Ma douce, ma grâce, ma blanche ennemie, 1988.
il n’y aurait sans doute rien à voir
ou ce presque rien
que les commencements achèvent
les brouillons d’ombre et des lumières hors d’atteinte
(dépouilles de nymphe au nom des métamorphoses)
il n’y aurait peut-être qu’un désir d’obstacle
une envie de bras-le-corps, de prendre part
un défi quand l’argument reste creux
(lambeaux d’histoire au sacre d’un devenir)
il n’y aurait que des mobiles impossibles
une leçon de distinction, une définition des regards
le théorème secret d’un envahissement
(le vide, une vie, une voie)
je voudrais peindre le feu
signifier la combustion et l’incendie
la fièvre, une alchimie des matières
traversée seule par la légende des salamandres
et l’ordre établi toujours autre toujours même
mais sans retour, évanescence des creusets
trouver l’étincelle et la note fossile
garder en veilleuse le phantasme d’érostrate
parfois, il fait silence sur l’atelier
les ombres s’endorment sur la palette
la couleur s’épaissit, en repos
le temps s’égrène qui crible le mythe
aucune brûlure d’ocre, nul éclatement bleu
ni voix, ni battement de paupières
le monde se resserre, lentement
l’œuvre prend corps
sur des déchets d’étincelles et de sources
je ne néglige pas le jour et la nuit
le cycle des temps
les torrents de rumeurs
et ces foules déversées aux rues fébriles
il n’y a pas de frontière
mais cela m’est étranger
je suis le délibérément seul
qui fait advenir, œil ouvert
et le corps mis en demeure
(la chair, la clarté)
un incarnat sans date
Extraits de Une touche d’incarnat, 1999.
elle porte en parure
toutes les saisons de l’éclat
sans peine, pudeur sereine
et ardente, acharnée
elle fait pièce aux impatiences
sage, de sang-froid
mais fervente comme un long frémissement
elle captive, manigance et apaise
la bouche rose, les mains lentes
et fluide en courbes changeantes
souple comme un instinct de guépard
grave, mais sans effort
elle acquiesce à l’histoire d’un discours
quand sur ses épaules reposent
le poids du poème, les maraudes d’un doute
émissaire au bord des chemins inconnus
elle éclaire les pas, exalte la trace, inspire les signes
fertile, sans frayeur, sûre
et légère comme une aile d’ange, émouvante
elle exerce son office d’astre face au verbe obscur
Extrait de Suavité d’une égérie, 2000.
            cela se passe près de la mer.  parfois le jour, parfois le soir, la nuit.  il pleut souvent, et le vent souffle le long des digues.
            elle porte toujours un imperméable beige.
            elle est l’image d’un galbe, le cliché d’une histoire, l’idée d’un désir, un parfum.
            j’en appelle aux lieux, aux sens, aux images.
            au début, la page est blanche, bien au centre.  je domine le monde, je suis le seul maître du jeu.  il n’y a pas d’idée, pas de souvenir, rien qu’un vide, un désir.  c’est un endroit où se glisse ma parole, où la digue prend place, où le vent souffle, où se déverse ce que je garde de mon rêve.  je pars de rien pour dire une vie, pour annoncer son absence, essayer de retracer son portrait, tenter de la retrouver.
            elle est mon histoire, à moi seul.  je crois qu’elle n’existe pour personne d’autre.  en tout cas, sûrement pas de la même manière, ni aux mêmes endroits.  pas même pour elle.
            elle est venue comme l’image d’un mythe, je voudrais qu’elle ressemble à la réalité.
[…]
            elle traverse sa propre vie sans très bien savoir pourquoi, elle existe sans raison majeure.  tantôt lointaine et tantôt proche, elle sédimente les attractions, invente la lumière et les éclipses, elle passe.
            je la retrouve au gré de ma volonté.  elle a toujours le même corps, mais elle n’a qu’un visage qui s’estompe, il ne lui reste plus que certains gestes, quelques mots.  elle n’a pas d’âge.  elle n’est absente que si je l’affirme, si je l’oublie.
            elle traverse, nonchalante, mes mots et ma mémoire.  je l’entretiens à ma manière; elle survit dans les replis, sans ride, sans fatigue.  elle s’étire au-delà du rêve, lente comme un désir.
            elle est loin, elle est belle.  il n’y a pas de date pour vieillir, pour mourir, pour revenir, pour écrire.
            une fille ou une île, une ville.
            raconter, c’est toujours entrer par effraction dans la vie de quelqu’un, une manière de cambriolage.
            elle est captive de mes regards, de ma mémoire.  parler d’elle, c’est la réduire à mon désir, à sa part d’absence, à cette incertitude que les mots caractérisent.
            c’est une fille que je ne connais plus, qui m’échappe, c’est une ville que je ne connais pas, c’est une île au large de moi-même, que je ne situe pas, qui semble improbable, entre havre et écueils.
            je sais la forme du monde : il est plat, avec parfois quelques vagues, un peu d’écume, des embruns.  il est bordé de digues ou de remparts.  au fond, il est brumeux, là où les gris se rejoignent, et l’horizon est circulaire.
            il n’a aucune notion de sa propre durée.  il est immense et s’effondre seul dans une absence.
            à chacun son exil.
            je ne retrouve pas vraiment son visage, l’image me fuit.  je ne sais pas très bien la couleur de ses yeux et la longueur de ses cheveux.  je retrouve des boucles et des mèches, des pinces, des peignes et certaines ombres sur les joues, le tube de rouge à lèvres au fond du sac mais pas la couleur de sa bouche, cette nuance d’incarnat.
            je ne revois sa silhouette que figée, comme une pâle statue d’une époque révolue, je n’arrive pas à la saisir vivante.
Extraits de F., 2000.
3.
elle a l’idée d’une bague
la mémoire d’une nuit désolée
et le dos rond dans la fraîcheur
tant de pluie était tombée
et les feuilles des platanes étêtés
le temps glissait trop vite
ne s’accrochait pas aux dossiers des chaises
que même
d’anciennes guirlandes ne ralentissaient pas
elle gorge de vertige un mauvais rêve
abrupt et muet, les bras ballants
longtemps après les rosiers
6.
elle porte tous les répertoires de l’attente
et d’autres dieux aussi
qu’elle évoque parfois
elle retient sous la peau
des vestiges, des dédales où se perdre
elle n’égare pas
elle emporte parfois sans savoir
et trie plus loin les cabas de la mémoire
elle est riche d’une attention sans faille
juste d’un seul mot, d’un seul geste
elle connaît le verbe grandir
7.
ce qui advient dans ses lèvres
n’est pas possible à dire en quelques mots
mais servirait pour le portrait d’aujourd’hui
comme pour toute son histoire
encore à écrire
il faudrait une geste mêlée d’élégance
de sculpture et d’accent
un silence rouge que ponctuent les baisers
Extraits de Portraits d’elle en novembre, 2000.
            Il ne peut s’installer, dans son appartement, que le silence de l’attente ou, parfois, un bouquet coloré et puis le vide de l’abandon. Elle demeure seule ou elle s’enfuit, elle rêve ou elle sort avec celui qui lui apporte des fleurs. Elle le suit ou peut-être, elle l’emmène. Mais alors, elle ne reste pas là, elle ne l’invite pas à entrer, ne lui propose jamais de s’asseoir, elle n’offre pas de verre. Les meubles ne sont que les témoins d’un secret, pas d’un ravissement. Il ne faut pas toucher aux habitudes; les choses doivent garder leurs places.
            Elle pose la main sur sa gorge, se fait un collier de doigts, s’écoute respirer. Elle vient de faire craquer le parquet.
Extrait de Monetti 1927 in Marginales n° 242, été 2001.
1.
belle
(sans rupture, sans capture).
le dire déborde d’émoi,
évince l’ombre, dresse constat
(immédiate, insistante).
sans équivoque, image pure
2.
quelque chose éclate
sans un bruit, sans un trouble
passe comme lumière
(vive, véhémente)
à colporter l’apparence
(contours et atours)
3.
trouver en soi l’absence
(béante, parfaite)
où installer l’image.
disposé aux émerveillements
recueillir un spasme, une grâce
Extraits de User le verbe vivre, 2001.
© Jack Keguenne, tous droits réservés.

Commentaires

 Les mots, de source et d’entrelacs
            Jack Keguenne est poète, écrivain et plasticien. Les mots semblent couler de sa plume comme l’eau de la source, mis en phrases par sa baguette de magicien dont le cœur a retenu la plupart des termes, à savoir les plus tendres et les plus beaux pour décrire la femme qui le hante. La femme et la peinture, les deux axes primordiaux de son œuvre, qui n’en comporte peut-être qu’un seul, puisque, sous le voile de ses phrases, la peinture elle-même devient femme. Enfilés en prose ou en vers, les mots de Jack Keguenne disent l’émerveillement pour la beauté dans toute son idéalité et racontent la fascination de sa constante révélation. Le temps, la mémoire sont d’autres rivages où la barque du poète fait escale. Et lorsque le mot ne suffit plus, les entrelacs de la ligne s’ouvrent comme un nouveau chemin.
            Du texte à l’espace de la marge, devenus champs d’expériences picturales, Jack Keguenne a inventé son propre vocabulaire, dont il ne faut pas savoir la clé, car ces libres avatars de lettres s’envolent en calligraphies mystérieuses pour exprimer sans le recours de la traduction l’émotion indicible que le poète ressent.
            Adolescent, Jack Keguenne s’est mis à écrire. Il rêvait aussi d’être peintre, mais se révélait incapable de dessiner. C’est donc en usant des lettres qu’il est entré dans la sphère artistique où il mène aujourd’hui conjointement les activités d’écrivain et de plasticien.
Le langage
            Pas de majuscule, très peu de points, parfois des virgules et aussi, de çà de là, des parenthèses. La syntaxe de Jack Keguenne est à l’image de son langage, elle décline sa sobriété au fil de phrases souvent très musicales, courtes comme des éclairs de lumière, ou limpides comme l’eau lorsqu’elles s’écoulent plus longuement. Les effets plus baroques  du texte la diane livide semblent  incarner l’exception d’une règle, à laquelle l’écrivain ne semble pas vraiment se soumettre, lui qui dispose plutôt d’une manière de dire l’émotion avec toute la force du mot, sans lui tordre le cou, mais en développant toutes ses aspérités sans trop les farder.
La femme
            D’une pureté cristalline plus finement taillée au fil des années, ce langage semble néanmoins ferré à ne célébrer qu’un seul thème : la femme. Celle qu’il désigne dans son roman par un simple “f”, , une lettre qu’il écrit, selon ses propres aveux déposés en fin d’ouvrage, en traçant une petite croix, signe sacré . A côté de f., portraits d’elle en novembre et suavité d’une égérie montrent l’ampleur de son invasion dans l’esprit du poète.
            “J’aime développer un concept et je pense que mes livres tournent tous autour d’une idée” confesse l’artiste. Cependant, d’un ouvrage à l’autre, poétique ou romanesque, traitant du temps ou de la mémoire, c’est toujours par le biais de la femme que la pensée de Jack Keguenne se fraie un passage. Une touche d’incarnat  et monochrome gris parlent certes de peinture, mais celle-ci impose à l’artiste des interrogations et des tourments à la façon d’une amante, comme si l’auteur rêvait à la femme et à la peinture indistinctement. Suavité d’une égérie témoigne de cette fusion intime en célébrant le modèle, la femme que la peintre côtoie dans l’atelier et sans laquelle il n’existerait pas.
Sans l’anecdote
            C’est l’immanence de la femme, son apparition souhaitée et sa disparition redoutée. Mais le propos se situe toujours dans une certaine idéalité. La femme que poursuit Jack Keguenne au fil de ses livres semble uniquement “être là”. Même dans portraits d’elle en novembre qui comporte le plus de descriptions (incisives, voire prétextes), c’est la présence même “d’elle” qui subjugue. Belle, souvent blessée (f.) , elle n’ouvre jamais son âme. En somme, elle suscite le poème et laisse ouverte la porte à toutes les phrases. Ainsi, pour accompagner user le verbe vivre, les gravures de Julia Jedwab font merveille car elles évoquent et suggèrent sans donner trop de précisions. Elles ouvrent un monde parallèle à celui dans lequel évolue l’inspiratrice rêvée, plus qu’incarnée, de Jack Keguenne.
            De cette manière,  sous le thème de la femme, un sens plus profond se fait jour, comme le questionnement du temps, (f.) les mystères de la chair (résolutions du désir).
            Même si f. relate une rencontre et la relation qui s’ensuit, les moments passés aux terrasses ou dans une voiture, l’anecdote a peu de place dans l’imaginaire de Jack Keguenne. Les accidents du quotidien ne troublent l’écrivain que par les traces trop instables qu’ils laissent dans la mémoire. f. traite aussi des souvenirs en lambeaux que charrie la pensée. Non seulement le quotidien s’efface-t-il au rythme du vécu mais il se donne différemment de l’un à l’autre : l’héroïne est-elle blonde ou brune ? La mémoire se brouille, et l’auteur se plaît à entraîner le lecteur dans le labyrinthe des probabilités.
Calligraphismes
            Dès le début, le mot dans sa corporéité a lui-même entraîné le poète vers d’autres labyrinthes. “En rédigeant mes poèmes, je me suis mis à griffonner dans la marge et ces pérégrinations plastiques ont peu à peu pris de l’importance, au point de devenir une partie entière et distincte de mon travail.”
            La calligraphie est donc devenue matériau de dessinateur, medium de peintre. Caractère gras, corps petit, traités en bloc, mis en couleur (la  belle série Itten), les “calligraphismes”, ainsi qu’il les nomme lui-même, sont des champs ouverts à la méditation. Car ils ne décrivent rien et rien ne s’y lit, comme par exemple chez Christian Dotremont où la pensée emmène la rondeur du caractère. Les formulations plastiques de Jack Keguenne participent bien plus d’une abstraction construite : les blocs de calligraphie sont composés comme le sont des plages de couleur. Ils n’acceptent que rarement l’accident : seule partie lisible, celui-ci traduit d’ailleurs souvent le titre de l’œuvre.
            Comme dans sa poésie, il s’agit ici de suggérer plutôt que d’imposer, de tracer les pistes d’un monde où chacun s’engouffre à sa manière. En somme, les poèmes “illisibles” issus du travail plastique et les phrases décrivant f. ou celle dont on connaît les portraits en novembre, se ressemblent, ouvrant les portes d’un large domaine, profond et insondable, où se coule l’imaginaire de chacun.
A. H.
La poésie a mené Jack Keguenne à la calligraphie de signes illisibles littérairement. A une sorte de refus du mot en tant que véhicule d’expression verbale. La poésie, tentative permanente de dépassement de soi pour atteindre des sphères émotionnelles pratiquement indicibles a été prise à son propre piège puisqu’elle a subi une modification qui lui fait perdre son pouvoir à travers les mots. Ceux-ci ont totalement disparu dans les calligraphismes davantage graphismes éperdus de liberté qu’appliqués.
            Jack Keguenne continue cependant à maintenir les structures principales de la langue écrite avec de multiples variations qui correspondent soit au texte en prose, soit aux étonnantes fantaisies des poèmes contemporains dans lesquels à peu près toutes les possibilités d’architectures sculpturales ont été inventoriées.
Claude Lorent in La Nouvelle Gazette, janvier 1979 (extrait)
A quoi distingue-t-on qu’un tel est un faiseur, qu’un autre est un vrai ? Pour Jack Keguenne, point de doute. Les vers sont courts, comme hachés par crainte de faire des phrases. Chaque poème semble travaillé à la poinçonneuse. La concision en est ici à la limite mais l’extrême concentration donne aux mots un éclat singulier et la qualité poétique est indéniable.
A. G. (à propos de salamandre le brasero) in Pourquoi Pas ?, 23 décembre 1982
            C’est une fascination récente. J’ai découvert le calligraphisme keguennien il y a peu. La chose, d’emblée, m’a rendu disert. L’art illisible de Keguenne incite à la glose, c’est sa première performance.
            En deçà et au-delà de la peinture, Keguenne met au point l’oxymore de l’ascèse baroque. Le mélange harmonieux du jardin anglais et de la luxuriance. Une conjonction de la symétrie et des libertés éduquées du geste. Sur la même scène du papier, la convulsion et la chorégraphie. Je pressens déjà qu’il convoque la rencontre de l’être primitif avec l’homme cultivé. Keguenne avance ensemble la rigueur et la profusion sur le damier de son ouvrage. Il y a floraison de libellules dans un semis précis.
            Qui est ce Keguenne calligraphiste ?
            C’est un baroque. On voit dans l’œuvre une abondance ornementale, des colliers de perles irrégulières, des guirlandes, des bordures dentelées, des festons.
            C’est un anachorète. C’est un moine copiste, appliqué sur l’écritoire, dans sa cellule solitaire. Tout de même, il a vue sur les orties, qu’il regarde comme un portemanteau. L’esthète, le saint, l’hérétique et le manœuvrier cohabitent. Ils s’entendent. Association de malfaiteurs. Complicité. Communion des saints. Il a un goût très affûté pour les contraires. Je présume qu’il est client de la macédoine et du mélange des genres.
            C’est un précurseur. Il a anticipé les mutations de l’écriture. Il a dessiné les nouvelles formes de sa colonne vertébrale.
            C’est un ancien. C’est un archéologue. Il exhume des manuscrits, des parchemins lointains, des signes originels. Il invente le fossile de l’écriture.
            C’est un descendant de Phil Remington qui inventa la machine à écrire et une arme à feu. Il a réussi l’intégration de deux trouvailles en une seule espèce : le calligraphisme.
            C’est un anarchiste. Avec son encrier, il confectionne, dans une toute nouvelle acception de la métaphore, des cocktails Molotov. Il prend le sens au piège. Les jambages qu’il trace sont aussi les mailles du filet qu’il lance. Le sens piégé produit du sens. Il invente l’errance dans le sens. […]
Denys-Louis Colaux, 25 Octobre 1998 (extrait d’un texte de présentation)
Il y a là exigence, réclamant une ascèse permanente, une lutte contre l’impatience et le détachement, une acceptation consciente de la solitude. Il y a aussi, comme une évidence, le fait que les matériaux de la création ne sont pas des idées mais des vecteurs.
Michel Voiturier (à propos de une touche d’incarnat) in Le Courrier de l’Escaut, 18 mai 2000
            Au départ de griffonnages de bas de cahiers, Jack Keguenne mit en place à la fin des années ’70 une démarche artistique et littéraire qu’il baptisa “calligraphismes”. Le calligraphisme est d’abord une distraction, une étourderie de la main en marge de poèmes, c’est une écriture qui naît lors d’un moment d’inattention, lorsque l’esprit part en villégiature et en rapporte une langue inconnue. Et le texte glisse vers l’image, et l’image se nourrit de textes.
            On retrouve dans les œuvres des débuts, dans cette danse minuscule de la main, des échos des civilisations anciennes ou lointaines, des réminiscences de grands manipulateurs de signes. Le geste et sa spontanéité font ensuite place à la réflexion, après l’effusion, la main se pose et propose une nouvelle façon de voir l’écriture. Keguenne s’inflige de douces punitions, des pensums pour acquérir la maîtrise du trait. Les graphes accumulés se découpent en blocs, en pans, les constructions s’architecturent et se complexifient. Et au-delà de la décoration chromatique, le laboratoire de couleurs évolue, la gamme s’élargit, le texte s’éclaire. Le pensum se fait ascèse, un esprit méditatif s’ouvre, une manière de donner sens s’instaure par la répétition. Le temps est suspendu, Keguenne ratisse ses caractères, ses jardins mentaux.
            Du format livresque, on passe aux grands papiers, des calligraphismes de plus de deux mètres de haut voient le jour, l’anecdote du signe se fait cosmique, dans le bleu, dans le ciel et ses marées. Le toujours même se fait toujours autre.
François Liénard in Flux-News, septembre 2000 (extrait)
Keguenne, même s’il risque de s’en défendre, est un élégiaque. Un élégiaque moderne qui veut saisir par les mots ce que l’affect ne parvient pas à préserver de la perte. Dans ses poèmes, suavité d’une égérie, il s’agit de faire l’inventaire, qui contient sa part d’invention, d’une femme, d’écrire son nom dans l’histoire du monde. L’ambition est vieille comme la poésie elle-même, mais Keguenne parvient à l’assumer sans ressasser d’anciens clichés : sa manière rend un écho inédit, comme s’il avait la grâce du premier matin. Les sourciers de poésie ont intérêt à ne pas manquer ce point d’eau pure. […]
Paraît donc aussi un roman de lui, le premier, f. tente également de cerner une présence-absence féminine. Elle tient de la ville, parce qu’elle est contradictoire, ambiguë, de l’île, parce qu’elle illustre le refuge mais aussi l’isolement, elle est une fille, telle que l’homme peut la fantasmer. Il lui reste à la coucher sur la page blanche. […]
Il y a beaucoup de force sous cette fragilité apparente, beaucoup d’acharnement sous cette légèreté. Si ces livres accrochent et retiennent, c’est qu’ils sont le contraire de ce qu’ils semblent : Keguenne n’a pas fini de nous requérir.
Jacques De Decker in Le Soir, 8 novembre 2000 (extraits)
Dans suavité d’une égérie, tout est fraîcheur, conclusion d’une sensualité douce pour femme de nuit en robe de peau. Ici, le poète connaît la douceur de se laisser aller vers les apparences et de filtrer les émotions positives vers le mystère de la féminité qui rend les mots charnus. Il n’y aurait dans l’image comme dans la nudité aucune vérité, juste le présent de la pudeur du sentiment libéré. Aucune évidence, tout en profondeur.
Le roman se présente comme une petite chose toute blanche au titre coupant : f.. Oui, une lettre minuscule flanquée d’un point final, oui aucune majuscule dans le texte pour rejoindre la préoccupation à trois branches du narrateur : une île, une fille, une ville. Une dune dans la nuit, une ville à revoir avec des mots à retrouver pour comprendre que personne ne sait vraiment qui est quoi dans ce mince livre. Le lecteur fusionne avec l’auteur dans une quête de sens qui s’interdit les points de repères. Qui trouvera cette île, cette fille, cette ville ?
Guy Delhasse in Le Matin, 23 janvier 2001 (extrait)
À consulter :
— Anita van Belle, in Signes & : écritures, catalogue de l’exposition, Centre d’art contemporain, Bruxelles, 1984
— Annick Cornil, Calligraphies, calligraphismes, calligrammes, mémoire de licence, Université Catholique de Louvain-la-Neuve, 1984
— L. Canta, C. Dechaux, Fr. Edeline, J. Keguenne, pittura è cosa mentale, aesth. éd., Bruxelles, 1988
— Jacques Delacroix, in Le mot imagé, catalogue de l’exposition, Leuven, 1988
— Fabienne Wullus, L’écriture à travers ses peintres, mémoire de licence, Université Libre de Bruxelles, 1989
— M. Quaghebeur, J.-P. Verheggen & V. Jago, Un pays d’irréguliers, éd. Labor, coll. Archives du futur, Bruxelles, 1990
— Gita Brys-Schatan, Liberté, libertés chéries…, éd. Ministère de la Communauté française, Bruxelles, 1999