de CLERCQ Jacqueline

Biographie

Jacqueline De Clercq est née à Bruxelles, le 18 mars 1941. Elle vit et écrit à Plancenoit, commune de Lasne, dans le Brabant wallon. Diplômée de l’Université Libre de Bruxelles (Lettres), elle y a exercé des mandats de recherche à l’Institut de Sociologie, durant une vingtaine d’années et a publié plusieurs essais dans le domaine de la sociologie de l’art, des pratiques culturelles et de l’enseignement. Ensuite, elle quitte l’université pour se consacrer à l’écriture littéraire.

 

Nouvelliste et poète, Jacqueline De Clercq privilégie la fiction brève et l’écriture du Less is more. Son premier recueil de nouvelles La Demeure des aulnes reporte le prix M.V. de Wiele, Fondation Charles Plisnier).

 

Bibliographie

Fictions littéraires :

La Demeure des aulnes, nouvelles, Amiens : éd. Trois Cailloux, 1991. Coll. “In’hui”, Prix M. Van de Wiele décerné par la Fondation Charles Plisnier, 1992.

La Comptine du temps, poème en prose, Bruxelles : éd. Le Cormier, 1994.

Courts Circuits, haute tension, poème, Amay : éd. L’Arbre à Paroles, 1996. Coll. “Traverses”

Balisage autoroutier, récit, Liège : éd. MotAMot, 1997.

Roberte, ce soir, via Omero, livre d’artiste, xylographies Roger Dewint, tirage limité, numéroté et signé, Bruxelles : Editions Pittoresques, 2000.

Madame B., roman, Avin : éd. Luce Wilquin, 2001.

Présence dans l’anthologie, 40 Ecrivains du Brabant wallon par eux-mêmes, 1995-2005, Louvain-la-Neuve : éd. Mols, 2005.

La Demeure des aulnes, La casa degli ontani, La Comptine du temps, La filastrocca del tempo, édition bilingue français-italien, Bologne : éd. CLUEB, coll. “Belgica”, 2007. Traduction de Ruggero Campagnoli.

Le Dit d’Ariane, récit, Paris : éd. Orizons, 2008. Coll. “Littératures”,

Histoires de Lettres, fictions brèves, Paris : L’ Harmattan, 2009.

Itinéraire d’une bruxelloise, MaestrÖm, 2011. oll. “Bruxelles se conte”

Essais :

La Profession de musicien, Bruxelles : éd. de l’Institut de Sociologie ; Université libre de Bruxelles, 1970.

L’Animation socio-culturelle, espace d’affrontement idéologique, coauteur R. Pirson, Paris-Bruxelles : éd. Labor-Fernand Nathan, 1977.

La Rénovation scolaire. Réalités d’une théorie. 3 vol. coauteur R. Pirson, Bruxelles : éd de l’Education nationale, 1979. Grand Prix du CRIEP 1980.

A la recherche du tiers poétique inclus, in actes du colloque international de littérature, Astres et désastres, Milan : éd Cisalpino, coll. Ponts/Ponti, 2004.

Ariane à Naxos, Molly Bloom en Erin, deux insulaires, oui… Namur : Maison de la Poésie et de la Langue française Wallonie-Bruxelles, 2006. Coll. Sources

L’Œil du poète belge (Michaux, Yourcenar, Brel), in actes du colloque international de littérature, Ombre et lumière dans la poésie belge et suisse de langue française, Presses Universitaires de Strasbourg, 2007.

Présence et textes de l’auteur dans « Soixante ans de création poétique en Belgique : l’art du contrepoint »  de Eric Lysoe, Montpellier : éd. du CIEF, coll. Nouvelles Etudes francophones, Université Paul-Valéry, 2007.

Chronique de la réécriture d’un mythe antique par son auteur : Le Dit d’Ariane, in actes du colloque international de littérature, Métamorphoses du mythe : réécritures anciennes et modernes des mythes antiques, Paris : Orizons, coll. Université/Domaine littéraire, 2 vol., ill., 2008.

Nombreuses collaborations à des revues littéraires, Recueil (F), In’hui (F), Marginales (B), Sources (B), Le Fram (B), Le Non-dit (B), Nouvelles Etudes Francophones (F)

 

Pages web sur différents sites, notamment le site de BELA, la Bibliothèque en ligne des auteurs < http://www.bela.be, celui de la Maison de la Poésie et de la Langue française Wallonie-Bruxelles < http://www.maisondelapoesie.be et du Centre d’Etudes sur la Littérature belge de Langue française (CeSLeBeLF), Université de Bologne (en français) < http://www.lingue.unibo.it/centrobelga

Textes

La Nuit du limonaire     Du forain, elle disait, un gaillard bâti comme… toujours, elle ajoutait, je l’aurais tué, cet homme…   Comme un géant qui aurait le crâne chauve et luisant, la nuque courte, un singlet de coton écru, des mains de bateleur… Comme ça, pour rien   À force, peut-être…   Tous les étés, le long du boulevard du Midi, De la porte de Hal à la porte de Ninove   Tous les étés de l’enfance, la nuit   Quand elle disait, le manège des balançoires à chaînes… sa voix se brisait   C’était le premier carrousel de la foire. Chaque année, il occupait le même emplacement. Avec son limonaire et ses commandes semi-manuelles, il faisait vieillot aux côtés des attractions importées d’Amérique   C’était un après-midi torride   Elle devait porter une robe claire, un modèle de l’été, corsage ajusté, taille prise dans une large ceinture, jupe plissé soleil descendant à mi-mollets. Dans les cheveux, un turban assorti à la robe. Souvent   Elle avait la beauté des stars du cinéma d’après-guerre   L’après-midi n’est pas le vrai temps de la foire. L’enfant le savait   Le forain, encagé derrière les longues chaînes verticales des balançoires immobiles, somnolait les mains posées sur les poignées de cuivre qui actionnaient le mécanisme du carrousel   Elle lui parla, elle le paya   Un tour… un adulte, un enfant   L’enfant aurait préféré plus tard. Dans la nuit du boulevard, quand la foule, les rires, les airs de musique, les tirs à la carabine… Quand c’est vraiment la foire…   Cascade de coups frappés sur la caisse claire, ouverture percutante de l’orgue limonaire   Au début… sûr, qu’elle devait tenir la balançoire de l’enfant serrée contre la sienne. Le carrousel se déployer lentement, ouvrant à chaque tour davantage, ses plis métalliques. La rengaine de l’orgue s’égrener dans l’air chaud du boulevard. L’enfant faire effort pour se maintenir au fond du siège trop grand de la nacelle et être en cet état indivis de désir et de crainte du moment tout proche où le manège tournerait à plein régime   Le forain pesait de tout son poids sur les leviers de commandes déjà presque à bout de course   Elle voyait, Sa jupe battre contre ses jambes nues… Les balançoires vides, plus légères, plus rapides, tournoyer au-dessus de leurs têtes… L’enfant glisser dans le vide, lente esquive du petit corps sous la barre de protection…   Elle hurlait qu’elle ne pouvait le retenir, suppliait le forain d’arrêter son manège, tandis que les nacelles vides s’entrechoquaient en d’effroyables ferraillements   Elle implorait l’homme aveugle et sourd… Un bohémien, bien sûr   Aux oreilles de l’ogre infanticide, l’orgue de Barbarie continuait de débiter ses morceaux de musique. Car le temps du rag-time ne s’infléchit jamais d’un contre superflu, d’un cri, d’une supplique. Ne se clôt qu’à la fin de son orbe, au détour d’une ultime syncope.   Sitôt le limonaire muet, le forain actionna les commandes de freins   Le manège recouvra ses raideurs verticales, s’immobilisa   L’enfant sauta à terre, l’homme lui caressa la tête en souriant   Et pourtant, Des forains, elle disait… Et que sa robe était en charpie           In, Courts Circuits, haute tension, Maison de la Poésie d’Amay, col. Traverses, 1996, (épuisé)

La Nuit du limonaire figurera dans la réédition en français du recueil, La Demeure des aulnes, ainsi que dans sa traduction en italien, La casa degli ontani, à paraître en 2005 chez Panozzo Editore, Rimini.

A comme Arbre, Argile, Attente…     In illo tempore,   la forêt était en marche. Le temps, encore enfant, accompagnait la progression des arbres en fredonnant une comptine. La chanson à quatre temps rythmait l’avancée des grands feuillus. De jour comme de nuit, ils parcouraient la planète qui, à leur passage, s’ombrait de bleu. Il leur arrivait parfois de faire halte, non qu’ils fussent fatigués, les arbres ne connaissaient pas la fatigue, mais parce qu’ils avaient rejoint leur terre d’élection. Quand ils étaient en terre, les arbres n’interrompaient pas leur voyage. Simplement, ils en modifiaient pour un temps le cap, le sens, pourrait-on dire, l’essence peut-être aussi. Délaissant la surface des choses, leur trajet gagnait en profondeur, se verticalisait. Les arbres ne cessent jamais d’être en marche, même quand on les croit en terre.   Parmi les marcheurs forestiers, était un hêtre, le plus grand, le plus robuste, le plus bel arbre de la forêt. Il n’en était pas le chef ; la forêt n’avait ni grands ni petits chefs, mais il y était estimé pour ses qualités de cœur d’arbres, son tempérament et sa sagesse. Quelque part, en une région dont, aujourd’hui, seul le temps se souvient encore, parmi de nombreuses autres parcelles, était une argile des plus douces, des plus tendres, des plus soyeuses. Le hêtre et l’argile se connaissaient : ainsi, sera-t-il écrit dans les Livres à venir quand deux êtres embarqueront ensemble pour un périple d’amour.[1] (…)                                         Extrait : De Clercq, Jacqueline, La Comptine du temps, poème en prose, éditions Le Cormier, 1994.
      El Achaba       Combien êtes-vous encore à parcourir l’Atlas, les Hauts Plateaux, le Sersou, les Aurès, vous pour qui l’Achaba, la recherche de l’herbe, résume toute la vie ? Surprenant, il est vrai, pour les gens que nous sommes que l’herbe puisse être, de la sorte, le Graal de milliers d’hommes. Vouée à la lame des tondeuses, à l’arrachage, aux poisons, elle n’a grâce à nos yeux accablés de verdure qu’autant que devenue ras gazon de pelouses, greens ou fairways. Ailleurs, — est-ce la raison ? — l’herbe est moins verte ; là-bas, où elle se dit acheb, Elle est d’armoise blanche aux abords du Tell Mêlée d’hélianthèmes au Ksar Chellala De spergules, d’harmel, de thym, de graminées Entre Aïn Boussera et Aïn el Hadjel Elle est de gypsophiles au Chott el Hodna Souvenir et rappel d’anciens temps forestiers, Elle se nomme alpha Sur les pentes des djebels Au pied des pistachiers Elle est ramth ou arfej Elle a cent mille noms, en arabe, l’acheb Et autant de parcours, tel un arbre planté En sables sahariens, Dont les branches sillonneraient la steppe Jusqu’aux villes marchés du nord algérien El Kroub, Constantine, Barika, Tiaret Mi-temps de l’Achaba et terme de l’aller
” Nous sommes les oubliés “, affirmiez-vous déjà il y a plus de vingt ans et, d’un geste du bras, vous indiquiez le nord : Alger était citée pour déni de mémoire. Dans le regard inquiet que vous portiez sur elle, Alger avait les traits figés de la menace. Mais, vous oublier… hélas ! Aux rappels incessants des plaintes et griefs que lui adressaient ceux qui du nom de ” sauterelles ” déjà vous désignaient, comment l’aurait-elle pu ? Que vous ayez troqué l’or, le sucre et le sel des caravaniers de naguère, pour un cheptel d’ovins et de caprins, changeait peu à l’affaire. Vous aviez le grand tort d’être les héritiers des nomades sahariens et vos déplacements, hommes et bêtes confondus, étaient ici perçus comme autant de viols de l’espace sédentaire. Et de se demander, s’il ne serait pas temps d’accélérer un peu la marche de votre histoire… de la faire bouger, en vous l’interdisant… de vous encourager à rester au douar…   —    Nous, les Ouled Amor, au départ d’El Faïd, Emmenons vers le nord Un cheptel très réduit À chacun des points d’eau qui ponctuent l’estivage, Une tribu alliée, au nôtre, joint son troupeau Les Oumrane, les Achach, ensuite les Nemenchas Lesquels, l’hiver venu, Descendent vers le sud pour faire pâturer Ainsi, rapidement Sommes des milliers, hommes, femmes, enfants, Agneaux, brebis, moutons, chèvres et béliers À parcourir, de campement en campement, Les aires de pacage des douars traversés Et jusqu’à Khenchela, Tribus et troupeaux réunis sont en marche Sur les vaines pâtures d’armoise, d’alpha, Sur les chaumes et les terres arch Ainsi que de tout temps, nous en avons le droit
— ” Ah, les chaumes, parlons-en !… Ils n’attendent même pas que le blé soit coupé… Sitôt la moissonneuse sur le champ, ils dévalent en hordes pour ramasser le grain. Pire que des sauterelles, des barbares, des rebelles. Ils ne respectent rien ! ”   Ce droit, nous le tenons de nos pères transhumants Eux qui nous ont appris Règles et usages Qui protègent les sols des risques d’épuisement, Évitent l’érosion et le surpâturage, le tarissement des puits, Le piétinement des terres à l’entour des points d’eau Eux, de qui nous tenons les gestes quotidiens Ramasser le bois mort, Sécher les excréments, afin de se chauffer, Plutôt que déboiser Installer le campement aux abords d’herbages Riches en millepertuis, l’herbe de Saint-Jean, Quand vient pour les brebis L’heure de l’agnelage Ce savoir ancien qui fonde et assure La survie de nos gens et le croît du troupeau, L’alliance des hommes à l’espace, au temps, Aux cycles saisonniers, Aux lois de la nature, Se dit tout simplement : Aller en Achaba … (…)

Fragment de El Achaba, extrait de Ellipse, litote & Cie, less is more, Jacqueline De Clercq (inédit).           MISE EN BOUCHE     Sitôt le premier plat servi, une étonnante mise en bouche dressée sur un lit de crudités croquantes, le cuisinier s’adresse aux amis qu’il a conviés à sa table et leur dit : — Si entête est le Verbe, quelle puisse être l’histoire, je vous invite à prendre langue savoureusement ; c’est en elle que le récit de ce midi prend naissance, en elle encore, qu’il ne cessera de venir se ressourcer… Chaque année, à l’invitation de l’un d’eux — tous les sept sont maîtres queux de leur état —, ils partagent un repas qui se doit de susciter l’agrément de l’oreille autant que celui de la bouche. Pour ces grandes toques qu’unit une amitié de longue date, la table est une histoire de goûts qu’un goût hérité de l’enfance pour les histoires renouvelle et nourrit ; le lieu par excellence où les mets et les mots se dégustent de concert. Déjà, les convives découvrent les saveurs de la préparation qui vient de leur être proposée et, quoiqu’ils s’en défendent, tentent de débusquer au cœur de ce prologue, un indice, une épice subtilement mélangée au cru et au cuit qui leur révéleraient les intentions du maître d’œuvre. Mais quoi, leur hôte leur livrerait la lettre et l’esprit du banquet au premier coup de fourchette ?… Bien sûr que non, et ils le savent : les plaisirs de la table comme ceux de la fable ne souffrent aucune hâte et ne se laissent dévoiler qu’autant que leur soit témoignée une amoureuse sollicitude.
Soucieux de ne pas prolonger inutilement leur attente, le Cuisinier entame son récit : — Palais de la Langue, commence-t-il, usine à swing, as wing, volubiles volatiles, us-pencils de cuisses-in au sang, au jus, à l’étouffée, au four, fourbi, fournil… fatrasies farandoles foutreries four à miches fourmillements de papilles labyrinthe à délices élisions enlacements entreponts entrechats souris rats cuits à l’encre de piœuvre couchés sur pages d’agave… Lupus in fabula, au départ de Babel, à muse gueule, zakouskis ! Palais de haute-cour, oiseaux chanteurs d’éden, pairi-daeza depuis peu retrouvé du dire d’une seule lèvre, langue-mère, lingua madre d’innombrables parlers. D’aqwa, source première, naquirent akwa, aqw, aqua, ago, uaka, kwa agud, oko, ako, youka, aïku… Amis, tournons langue en bouche autant qu’il nous plaira, c’est de la même eau de vie que l’ivresse nous viendra (…)
 Premières page du roman Madame B. éditions Luce Wilquin, Avin, 2001, pp. 9 et 10.

Commentaires

DE CLERCQ Jacqueline, Histoires de lettres, Paris, éditions L’Harmattan, 2009

Cinq questions
à
Jacqueline De Clercq

1 – Vous venez de gratifier le monde littéraire de votre précieuse contribution « Histoires de lettres » 2009 ; un texte composé de ce qu’on peut s’autoriser à appeler « sections » au nombre de 16. Est-ce une volonté de se focaliser sur diverses thématiques, vous tenant à cœur, pour les traiter en profondeur ?

– Mon livre, « Histoires de lettres », est un ensemble de quinze « fictions brèves » gravitant autour d’un même thème : la lettre. C’est en effet par elle que les histoires de ce recueil adviennent, c’est elle qui en fonde le sens et, parfois, les inscrit, dans l’Histoire des langues, des plus anciennes (Sumer, Egypte ancienne, celtique) au plus récentes (rap, slam, texto). Mais ces histoires que la lettre et les lettres racontent ici sont avant tout des fictions littéraires de format court : récits, nouvelles ou contes. C’est donc bien par le biais de la fiction que j’ai tenté de rendre hommage à l’unité la plus basique (mais aussi très polysémique…) de la langue pour composer cet ensemble d’histoires brèves.

2- La postface de ce livre, vous la consacrez justement à votre démarche en invoquant le terme anglais comme titre pour la dernière « section » : « Less is more ». Est-ce pour affirmer que cette façon d’écrire est une caractéristique de la culture anglo-saxonne ?

– C’est vrai que l’écriture de la forme brève est considérée comme un des apanages de la littérature anglo-saxonne. Pour autant, on ne saurait oublier Borges, Cortázar, Calvino, Valéry, Michaux, Leiris, Ponge et tant d’autres auteurs pour qui l’art du raccourci, la condensation, le suggérer et son corollaire, l’invitation faite au lecteur de devenir co-auteur, sont au cœur de la démarche littéraire. Cette écriture dont je parle dans la postface de ce livre est en réalité celle de tous les poètes, qu’ils soient ou non étiquetés comme tels, et si je l’appelle, l’écriture du Less is more c’est qu’il me semble que l’expression en anglais est plus suggestive, dense, concise tout en étant ouverte, plus poétique que le plus par le moins… Il ne s’agit pas du tout de vanter le court pour le court, synonyme de vite lu, mais d’éviter la forclusion du texte dans une durée donnée et d’inscrire le récit qu’il porte dans un temps ouvert, extensible dont l’imaginaire du lecteur peut s’approprier la gestion à sa guise. J’aborde aussi cet aspect dans « La longueur du court » publié sur le site http://traverse.fr/page3/de Daniel Simon.

3- Vos écrits poétiques semblent offerts à la lecture à haute voix, et on a le sentiment que l’oralité des mots est pour vous fondamentale. Ainsi, vous utilisez souvent les mots de l’altérité, mots étranges et étrangers, est-ce pour inscrire à voix haute, la rencontre interculturelle ?

– Mon intérêt pour la langue qui, soit dit en passant, fonde une culture – On n’habite pas un pays, on habite une langue (Cioran)– intègre, à part entière, la littérature orale de quelle que latitude qu’elle soit. Non seulement parce qu’elle est historiquement la première expression du fait littéraire : la poésie chantée, le récit mythique, légendaire ou inscrit dans une tradition, le conte, la fable… nés de la parole et longuement transmis par elle, mais surtout, parce que la voix est indissociable de l’écrit. Et je regrette que deslectures, au sens anglo-saxon du terme, ne soient pas plus souvent proposées au public et qu’on leur préfère des présentations de livre qui tournent autour du texte et le commentent. Je pense que la lecture à voix haute est bien plus parlante (sans jeu de mots…), dans la mesure où elle dévoile la musicalité, le rythme, la texture vivante d’une création littéraire d’ici ou d’ailleurs, et a fortiori, quand elle s’inscrit dans la rencontre interculturelle. A bon entendeur !…

4- Avec votre récit « Le Dit d’Ariane » 2008, vous invoquez sans détour le mythe ; et dès l’abord, la permutation du « Dit » avec le « le Fil d’Ariane » interpelle, comme pour signaler une réécriture du mythe, ou sa relecture avec nos paramètres d’aujourd’hui… Quels serait le but de cette entreprise ?

 – « Le Dit d’Ariane » est en effet une libre réécriture du mythe de la princesse crétoise, fille de Minos et de Pasiphaé. Je vous ai dit mon intérêt pour le mythe en tant que genre littéraire, né de la parole, passant ensuite à l’écrit et porteur d’universaux qui s’expriment dans la langue du symbole. Et c’est bien à la lumière de nos paramètres, en particulier, ceux qui dessinent l’image de la femme d’aujourd’hui, que « Le Dit d’Ariane » propose une interprétation actualisée, une relecture, du récit mythique. Il m’est apparu, en effet, que le fil d’Ariane de ce mythe et de ceux des « héros » qui le traversent, souvent dramatiquement, conduisait à un dire – le prononcé par Ariane de ce mot avisé qui redouble l’affirmation à la vie – lequel constitue l’aboutissement du long voyage qu’entreprend la jeune femme pour devenir qui elle est et dont elle fait, dans cedit, le récit à la première personne. Récit d’une métamorphose au terme de laquelle Ariane et Dionysos se rencontrent, mais sans laquelle ils n’auraient pu ni se reconnaître ni s’aimer. Quel que soit le nom donné à cette quête (initiatique ? nietzschéenne ?), elle est emblématique du mythe, véhicule d’archétypes dont la plasticité, incarnée par la diversité des versions d’un même mythe, est un gage de pérennité. De tous temps, les écrivains ont retraversé ces récits ancestraux, avec à la fois une suffisante fidélité et la liberté nécessaire pour en proposer une version alter-native. Je n’ai pas fait autre chose dans « Le Dit d’Ariane », me servant des blancs du mythe, notamment l’ellipse symbolique du périple solitaire d’Ariane sur l’île de Naxos, pour dessiner d’elle une image de femme contemporaine quand bien même, le récit a pour cadre la Crète antique.

5- Vous écrivez depuis plus de trois décennies (poésie ; récits ; essais), mais votre fonction d’enseignante en sociologie, ne vous a pas permis de vous consacrer entièrement à votre passion d’écrire. Est-ce, aujourd’hui, une délivrance joyeuse de cette fougue créatrice, longtemps contenue ?

 – Mon parcours universitaire dans la recherche en sciences humaines, je le considère comme une vie antérieure que je ne renie ni ne regrette. Sans doute, y a-t-il un temps pour chaque chose… Mon activité de chercheur m’a permis d’apprendre beaucoup plus de choses, y compris sur moi-même, que si j’avais commencé à écrire à vingt ans. Enfin, je crois… De là à parler de « délivrance joyeuse »… ce n’était ni l’enfer ni l’usine et, soi dit en passant, je gagnais bien mieux ma vie qu’aujourd’hui… Mais, toutes considérations bassement matérialistes mises à part, je suis très heureuse d’avoir la possibilité de me consacrer à la création littéraire : d’écrire, de publier, de lire et, parfois même, de participer à des lectures !…

Cinq questions à Jacqueline De Clercq dans ” Plumes croisées-Dialogue interculturel ” (www.plumescroisees.be/entretiens.php), 2009.

Voir aussi Interview sonore d’Edmond Morrel dans ” Espace Livres ” : http://www.demandezleprogramme.be/Histoires-de-lettres?rtr=y

 

DE CLERCQ, JACQUELINE, Le Dit d’Ariane, Paris, éditions Orizons, Littératures, 2008.

Le Dit d’Ariane, comme le journal d’une double naissance…

« Je ne prétends ni détenir ni restituer la vérité, j ‘entends seulement poser mes mots sur des événements que tout le monde croit connaître. »

Le Dit d’Ariane est à peine une fiction. « Transposition » conviendrait mieux, « anamnèse » pourrait se concevoir… Même si la domination de Cnossos en Méditerranée est bel et bien le cadre de ce Dit, on prend rapidement en compte que la destinée de la princesse Ariane, fille de Minos et de Pasiphaé et demi-sœur du Minotaure, s’inscrit davantage dans le récit d’une vie de femme que dans la tradition mythologique. En réalité, la chronique intime de la « divine » jeune fille porte en elle les horreurs, les heurts et les bonheurs de toute vie moins illustre. Voilà bien le tour de force d’un auteur qui soumet pleinement son incontestable érudition à la relation d’une aventure humaine. Le mensonge, la trahison, l’abus de pouvoir et le meurtre même ne suffisent pas à plier la volonté d’une Ariane qui choisit de prendre son destin en charge et de se libérer de l’oppression familiale. Ses choix seront désormais les siens et ne souffriront d’autre appréciation que celle de son cœur. Chapitrée durement par un père tyrannique et abandonnée par un époux qui lui a préféré sa soeur, Ariane traverse les mers, passe d’une île à l’autre et accoste finalement en Sardaigne.

Tout au long de son voyage « initiatique », elle tente de se poser les questions justes et de conquérir sa véritable personnalité. On ne doute jamais de la tendresse éprouvée par Jacqueline De Clercq pour une jeune fille qui a vu basculer des pans entiers de son édifice intérieur. Tout débute cependant par une romance : « Mon enfance fut insouciante et heureuse, à l’image de celle réservée à un fils ou à une fille de sang royal dont le père préside aux destinées du monde. » Mais la durée corrompt les êtres – ou elle les rend à eux-mêmes. On sent la narratrice sensible à ce mouvement des jours qui bouscule les consciences ; on sent aussi que son admiration pour Ariane est constamment rehaussée par le soin que la jeune fille apporte à son désir nietzschéen d’être soi.

Tout en cultivant l’ambiguïté, Jacqueline De Clercq entre dans le jeu de rôles qu’elle s’est créé et dénonce implicitement les limites de l’histoire et celles de la légende. Comme si l’une disputait à l’autre la vérité du propos, comme si l’auteur n’attendait qu’un détour d’elle-même pour entrer dans son propre récit. L’amitié qui unit Ariane à Xanthia n’est-elle pas de la même eau que celle qui rapproche la chroniqueuse de son personnage ? Tout ceci avec légèreté, sans avoir l’air de quitter la mythologie, mais en empruntant les chemins de traverse…

Un livre plein de charme et d’intelligence.

Michel Joiret

In, Revue LE NON-DIT, Bruxelles, n° 82, 2008.

Phoïbos, arts et lettres, Bruxelles,n° 49, septembre 2008

 

Dans son dernier livre, Le Dit d’Ariane, publié à Paris, chez Orizons, Jacqueline De Clercq nous fait revivre ce que devaient être l’élégance, la grâce, mais aussi la violence de la civilisation minoenne à la cour du roi Minos.

Ariane, sa fille, vit la vie d’une princesse… elle danse, porte les beaux atours de l’époque, tandis que sévit la tauromachie à laquelle un de ses frères s’adonne. Ariane n’aime pas le gigantisme du palais de Cnossos, ses dédales obscurs – sinon son labyrinthe… –, elle lui préfère, par exemple, celui de Mallia et sa douceur provinciale en bord de mer. Mais l’insouciance n’a qu’un temps…

Dans cette réécriture du mythe d’Ariane, il y a plusieurs lectures : celle du récit mythologique connu, et celles du dit et du non-dit qui nous emmènent beaucoup plus loin en inscrivant le personnage d’Ariane dans une vision résolument moderne de la femme.

Dans le prologue, Ariane s’adresse au lecteur : il n’est de fatalité, prévient-elle, qui ne se puisse recomposer, pourvu qu’un à un, il dénoue les fils… et les retisse en son âme et conscience. Allusion à peine voilée au long et difficile cheminement que l’on pourrait qualifier d’initiatique, qui sera le sien sur l’île de Naxos après son abandon par Thésée ou mieux, par T. comme elle se borne à le nommer, tant elle l’exècre !

Le récit se termine par un hymne à l’amour, celui que trouve Ariane dans les bras de son alter ego, Dionysos, le dieu du vin et des métamorphoses.

L’Ariane de Jacqueline De Clercq, on l’aura compris, n’est pas celle des Contes et Légendes de notre jeunesse ; née de la mythologie, elle en diffère, prend des distances par rapport au modèle, le réactualise. C’est là, la grande richesse de ce récit, doublée, pour la joie du lecteur, du plaisir de la découverte que sert la fluidité de l’écriture de l’auteur.

Laissons-lui le soin de conclure avec « ses » mots, extraits d’un texte paru dans « Métamorphoses du mythe » chez le même éditeur : « C’est en s’insérant entre les plis du récit mythique, en explorant et en exploitant ses zones de pénombre, que l’auteur d’une réécriture peut proposer du même, un éclairage différent, un autrement dit ».

A.- M. Hansenne
De Clercq, Jacqueline, Le Dit d’Ariane, Paris, Orizons, Littératures, 2008. (11 €)

 

  NOS LETTRES, revue de L’Association des Ecrivains belges de Langue française, Bruxelles, n° 10, octobre 2008,

Ce n’est pas la première fois que Jacqueline De Clercq nous parle d’Ariane puisqu’en 2006 déjà, elle l’évoquait dans Ariane à Naxos, Molly Bloom en Erin, deux insulaires, paru dans la collection Sources de la Maison de la Poésie et de la Langue française Wallonie-Bruxelles.

Dans Le Dit d’Ariane, elle réécrit la légende d’Ariane en utilisant adroitement la liberté que lui laisse à la fois le respect du contexte historique – l’époque où la domination de Cnossos en Méditerranée va peu à peu laisser place à celle d’Athènes – et la légende mythique avec les figures de Minos, de son épouse Pasiphaé, de Thésée, l’ennemi athénien, d’Astérion, d’Icare, du Minotaure… et bien sûr d’Ariane, fille de Minos et de Pasiphaé.

De sa plume sobre et dépouillée, Jacqueline De Clercq donne voix à Ariane, que l’on découvre, à travers ses malheurs, son désespoir, son courage, sa volonté de voir clair dans les évènements qui la frappent, mais surtout en elle-même, loyale, entière, sans concession ni tricherie, femme qui peu à peu s’assume face à l’adversité. Un personnage mythique, et donc de tous les temps, et donc aussi très contemporain et à travers Le Dit de qui, grâce à Jacqueline De Clercq, chaque femme peut se retrouver.

Un très beau récit qui ressuscite en l’approfondissant la belle figure d’Ariane et que l’on n’est pas prêt d’oublier…

France Bastia

Écriture et mémoire. De la fracture identitaire à la reconstruction romanesque (Pirotte, André, De Clercq, Bancquart)

La Demeure des aulnes, de Jacqueline De Clercq, est un recueil de huit nouvelles où les thèmes entrelacés de l’architecture et de la géographie urbaine servent de fil conducteur à une pensée qui oscille sans cesse du rêve au fantasme et du fantasme à l’Histoire. Pour un premier livre de fiction, à ma connaissance, il s’agit d’une réussite incontestable, dont la palette d’écriture et la liberté primesautière de l’imagination sont les garants.
Bruxelles, ville d’eau, ville d’aulnes en est le noyau. Quel Bruxelles ? Ville double, ville-Protée, ville de l’évidence calme et secrète, promise déjà au passé, autant que ville en perpétuelle transformation immobilière, ville-ruines ou ville-jardins ? L’éphémère est donc d’entrée de jeu clairement symbolisé dans le choix de l’espace référentiel de la narration. Entre passé et présent, au nœud d’une écriture qui en prend pour objet l’ombilic problématique, Jacqueline De Clercq nous raconte d’une manière à la fois réaliste et surréelle huit histoire de fracture du temps et de l’identité à partir d’un certain espace qui en est le témoin.
Dans Agora pour une femme nue, l’opposition entre un lieu (la salle de bain) et ce qui s’y joue (une hygiène intime par l’exercice d’une parole libre) et un lieu public asservi aux contraintes sociales marque symboliquement, sous le signe de l’eau, comme une rupture par rapport au réel, comme un rite de purification inconscient qui présiderait pour l’auteur à sa prise de parole. Dans 12, avenue des Chênes, un terrain de fond, une maison en forêt est le lieu où se jouent (dans une autre espèce de huis-clos) les rapports entre les relations humaines et affectives du personnage central et les liaisons à la sculpture et à l’architecture. (…) Une chambre en ville est l’espace de Chambre de dame en la demeure des aulnes, où s’amorce un trajet (rêvé ? réel ?) qui nous mène de la ville aux lisières (bois, abbaye, crypte, puis de la crypte aux sources et des sources de l’étang à l’enfance). Ce parcours évidemment initiatique est celui de la mémoire revisitée. Fenêtre sur place, par sa nervosité d’écriture et de coup d’œil, par d’excellents raccourcis, joue d’une optique double : architecture et drame humain sont confrontés : Palais de Justice et bâtiments officiels / quartier populaire des Marolles ; trafic brownien de la place Poulaert / intensité singulière d’une dispute, dont le voyeur / narrateur, privé de son, ne perçoit que les gesticulations, procédé qui concourt à renforcer l’impression dramatique. Nuits marolliennes narre une histoire d’amour et d’incapacité à communiquer où les doutes sur l’authenticité des lieux, de la mémoire et l’impossibilité à habiter les uns et l’autre sont les traces d’une mémoire bruxellisée, comme on le dit de l’architecture de la ville. Avec Rencontre dans une ville d’eaux, mais rien ne nous interdit de penser à une ville d’aulnes, De Clercq introduit dans le premier niveau narratif, celui d’une histoire d’amour, un second niveau, littéraire celui-là, où un lieu comme le square Marlow est le prétexte à une dérive d’associations et de souvenirs vers l’œuvre de Joseph Conrad, dont il est dit : ” Toute sa vie, n’avait-il pas navigué au sextant du souvenir ? ” et de leur rencontre qu’elle est ” concordance des lieux, trilogie du temps… ” (p. 49). Gare du Luxembourg est aussi un écrit où les entrées et sorties, l’évocation des thèmes ferroviaires et érotiques chers à Paul Delvaux sont menées avec une éblouissante maîtrise jusqu’à leur résolution. Et Type de temps III, d’une énumération architecturale presque délirante en ses précisions, nous conduit de l’ensemble au particulier avant de nous renvoyer à un espace plus large. Ceci montre bien que l’auteur est fasciné par les rapports problématiques de l’Histoire collective et individuelle, de l’espace et du temps.
Écriture de l’éphémère, écriture sans fin ressourcée par le nombre de ses rythmes et de ses tonalités, et dont la variété éclaire cependant l’unité de fond, La Demeure des aulnes se situe aussi au carrefour de la prose (dans sa forme) et de la poésie (dans son fond).

 

Critique de Madame B. in NOS LETTRES, août-septembre 2002, signée Joseph Bodson

Philippe Dewolf, présentateur de Jacqueline De Clercq à l’occasion de la parution de son dernier livre, déclare d’entrée de jeu que l’on se trouve en présence d’un roman atypique reposant sur deux axes : le langage et une certaine approche de la Belgique.

La langue est ce qui fonde la culture d’une communauté. L’écriture passe par la langue et par la bouche, sièges du goût : le salé, le sucré, l’acide, l’amer. Partant de cette logique, le narrateur sera cuisinier et le décor, un banquet de quatorze services correspondant chacun à un chapitre, offert à sept amis maîtres queux.

On voit tout ce que cette construction a de ludique, faisant songer à certains montages d’Italo Calvino. Citons, pour le plaisir de l’oreille et de la bouche : le waterzooï à la gantoise, le faisan à la brabançonne, la langue de bœuf sauce amère, le rôti en plat de résistance, le nègre en chemise, les asperges à la flamande…

Fille d’un père wallon, agnostique, Archibald Chique, et d’une maman flamande catholique, Godelieve Vlamingen, la petite Belle (Chique) aura bien des difficultés à apprendre à parler : la Faculté ira même jusqu’à la déclarer muette… Quoi d’étonnant si elle tarde à prendre la parole dans les trois langues nationales, elle qui, des siècles durant, aura été dite en chacune des langues de ceux qui, l’occupant, parlaient en son nom !

Débauche de belgicismes, régimes linguistiques (tout ici est à double sens) et, en feu d’artifice final, une lettre de Madame B. à Baudelaire qui nous a tellement méprisés dans ses Amœnitates Belgicae : lettre pleine d’humour, de finesse et bon sens, tirant son inspiration de Rabelais.

Tel est, d’un bout à l’autre, le ton du livre : mariage de l’humanisme et de l’humour, du fantastique et du bon sens le plus solide, connivences savamment entrelacées et rejet de toutes intolérances. Ne seraient pas quelques-uns des traits dominants de notre littérature belge, en ce qu’elle a de meilleur ?

 

Critique de Madame B., in LA REVUE GÉNÉRALE, 1 / 2002, signée France Bastia. 

Madame B. ? Entendez, Belle, fille du Wallon Archibald Chique et de la Flamande Godelieve Vlamingen, autrement dit Belle Chique, née en juillet 1830 et dont la personnalité comme la vie tumultueuse s’identifient et se confondent avec celles de notre chère nation.

Si l’on ajoute à cette idée déjà originale que c’est un chef cuisinier, au parler aussi belgo-savoureux que les plats qu’il concocte, qui la raconte à des confrères au fil d’un repas aussi érudit que gastronomique  (…), on aura compris que, de la Belgique au temps de nos ancêtres les Gaulois à Madame B. bel et bien devenue fédérale, on a droit ici à une histoire du pays et de sa langue aussi cocasse qu’inédite !

Extrait de la critique signée Françoise Demez in, LE CARNET ET LES INSTANTS, N° 98, 1997.

 

Comme chez tous nos ” Irréguliers du langage ” qu’affectionne particulièrement Madame B., pour se jouer avec audace et talent de la langue, il en faut posséder d’abord la maîtrise parfaite. C’est ce que détient absolument Jacqueline De Clercq et l’on n’en goûtera qu’avec plus de délectation les jeux verbaux et la fertile imagination!

 

Critique de Pascale Haubruge, à propos de Courts Circuits, haute tension, l’Arbre à paroles, in Le Soir, MAD, 28 mai 1997.

Instantanés et voyages

Avec des textes situés à mi-chemin entre le poème et la nouvelle, le monologue intérieur et l’évocation de peuples lointains (on pourrait presque décliner les genres à l’infini), Jacqueline De Clercq place son dernier recueil, Courts Circuits, haute tension, sous le signe de l’errance. (…). Mais De Clercq semble surtout vouloir fixer des instants comme autant d’émotions, avant que l’oubli des civilisations dominantes, la paresse des hommes ou la vie quotidienne ne les anéantissent. Une mère croit voir tomber sa fille ” d’un carrousel à chaînes ” : illusion qui marquera profondément sa psychologie. Un alezan passe au galop dans la rue d’un village roumain. Après ? Tout paraît en l’état, sauf peut-être dans l’œil d’une touriste occidentale. Des bergers traversent les plaines du Sahara à la recherche de l’herbe précieuse. Ils marchent depuis toujours, mais pour combien de temps encore ? À ce texte des fragments de poèmes (alexandrins) apportent une part d’éternité (gestes rituels et martèlement des noms propres), qu’une inquiétude fendille bientôt. (…)

Avec Courts Circuits, haute tension, Jacqueline De Clercq se fait peintre, ethnologue, géologue, mais surtout gardienne des moments furtifs qu’elle repère en fines crevasses à la surface du monde et auxquels elles rend, le temps d’un poème, , leur pouvoir fondateur. (…)

 

 

Extrait de la critique signée P. van Melle, in, Inédit, mai 1991.

La réponse des poétesses

Jacqueline De Clercq compose un ” Courts circuits, haute tension “ tendu de fureur de vivre, de plaisir pris sous le soleil. L’auteur opte pour la poésie en prose, ses textes sont plus nourris que ceux de ses consœurs. Refusant de ne laisser que quelques mots sur la page, elle en noircit l’espace avec générosité.

Le poème, ici, est histoire. Une mère et son enfant défiant le danger à la Foire du Midi, la rencontre sur une route de montagne d’une femme et de bohémiens en voyage, une ode aux bergers nomades cherchant des espaces d’herbe fraîche à offrir à leurs troupeaux, le bain de mer d’une enfant seule, le plaisir pris par une belle au soleil de son jardin réveillé par l’été… L’auteur raconte d’une plume jouisseuse, avide, féminine avec délectation. Une poésie des sens.

Lettre manuscrite de Guy Goffette, datée du 27 février 1990.

À tous les échos…

Le plaisir du style n’est vraiment pas une illusion !

Le petit livre de Jacqueline De Clercq intitulé La Demeure des aulnes, confirme une fois encore, s’il le fallait, que le meilleur sujet, sans style adapté, n’est rien. (…)

(Ce recueil) prouve que la meilleure avant-garde, la seule sauvable, est un vrai classicisme. Voici ce que j’appelle de mes vœux depuis longtemps : avec toutes les outrances profondément intégrées, toutes les expériences digérées, ” une œuvre aboutie “.

 

Chère Jacqueline,

J’aime vos Nuits marolliennes, je les aime infiniment. Peut-être ai-je habité rue Christine dans une autre vie et si je suis cet homme sans nom ou cette femme ardente, je l’ignore encore et ne peux me décider pour l’un ou l’autre.

Je sais seulement que je donnerais volontiers les trois-quarts de ma bibliothèque et ce que j’ai écrit pour ce court texte merveilleux de sensibilité et de justesse de voix. J’aime vos nuits marolliennes, son long frisson dans ma chair. Je les aime infiniment.

Bien cordialement vôtre,

G. Goffette

Lettre manuscrite de Jacques Izoard

 

Liège, le 28 janvier 1992

 

Chère Jacqueline,

” La Demeure des aulnes ” est un très beau livre. Je viens de le re-lire avec un grand plaisir et m’aperçois qu’il y a déjà un an que le livre paraissait.

À travers ces pages, tu me fais aimer Bruxelles ! Et ses élégantes avenues !

Ces enfermements séduisent. L’Histoire en morceaux vit ici dans des demeures attachantes. Fragments d’histoires interrompues…

Curieusement on se sent en PAYS FAMILIER. Et sourd le poème : ” Un train un tram arrêt de grève mot de sable où naît la déferlante de printemps qui chemine… ” Insolites parcours que le poème exalte. Style ” moderne ” dans le bon sens du terme. Robbe Grillet croisé de De Clercq, avec vues plongeantes à la Delvaux, à la Magritte. Et Horta entre les lignes…

Je le re-re-lirai.

Amitiés,

Jacques Izoard

Extrait de l’émission, ” Ici et Maintenant ” d’Anne-Marie La Fère, RTBF-3ème Programme, du 14 octobre 1994.

 

A-M La Fère : ” Avec La Comptine du temps, un poème en prose paru aux éditions Le Cormier, Jacqueline De Clercq revisite à sa manière l’histoire du monde à partir de la métaphore amoureuse de la rencontre d’un arbre et d’une argile dans la nuit des temps. Elle décrit la naissance du végétal, la forêt en marche, la fusion d’un hêtre et d’une terre glaise, puis la glaciation et l’engloutissement des marcheurs et enfin, la pétrification des premiers arbres tandis que se diversifient les nouveaux et que naît le monde animal. Jacqueline De Clercq ne néglige pas l’apparition de l’être humain, à la fois destructeur de forêts et inventeur de l’écriture et du livre. C’est une petite histoire du monde, comme elle l’écrit dans la postface, une vision poétique de ce que nous apprennent les scientifiques.

J. De Clercq : ” Je me suis en effet demandé comment un écrivain peut prendre part à un projet scientifique de l’envergure de celui de la cartographie du génome, comment, à tout le moins, il peut en rendre compte littérairement, y faire écho. ”

A-M La Fère : ” Et vous répondez, dans la postface, en installant le génome dans le lit du poème. D’où, ce récit poétique en quatre parties, à l’enseigne chacune, d’une des quatre lettres de l’ADN, A, C, G, T. Chaque partie du poème s’ouvre sur la même expression latine, in illo tempore… référence au temps qui est traité comme un personnage, au même titre que le hêtre et la glaise, mais aussi référence à la fable ou au conte… ”

J. De Clercq : ” Ou à la comptine enfantine… qui a une temporalité littéraire et un tempo musical bien à elle. D’une manière générale, je pense qu’écrire, c’est interroger le temps ou plutôt, les temps, tant il est vrai qu’il n’est de temps que pluriel. Et c’est en interrogeant le temps que des espaces s’ouvrent et s’offrent à l’exploration de l’écrivain.

A-M La Fère : ” Ces espaces que parcourent les jeunes arbres sur la planète ?… ”

J. De Clercq : ” Oui, tandis qu’en sous-sols, simultanément, s’opère ce fantastique travail de pétrification, d’archivage du patrimoine et de transsubstantiation qui fera de la forêt primitive une véritable archéologie du savoir. ” (…)

Extrait de l’émission ” Un livre, une voix ” de Thierry Génicot, RTBF-3ème Programme, le 1er juillet 1995.

 

L’émission d’aujourd’hui est consacrée à ” La Comptine du temps “, ouvrage de Jacqueline De Clercq, paru aux éditions Le Cormier.

À la demande de Thierry Génicot, l’auteur lit, in extenso, la troisième des quatre parties du poème :

 

G comme Golem…

 

In illo tempore,

la Terre s’asséchait lentement. Le temps, très traumatisé, sortait à peine d’un interminable coma aqueux. Il lui fallait tout réapprendre : marcher, parler, compter, chanter… Il pensa qu’il devait avoir vingt ans et que ce n’était pas un âge enviable. Sa voix était devenue grave ; toute chose l’était, alors.

Les océans et les mers s’étaient retirés des terres, se contentant d’en caresser les côtes au rythme des marées. Les fleuves et les rivières, revenus en leur lit, avaient repris un cours plus calme et retrouvaient peu à peu leur douceur originelle. La Terre avait recouvré ses formes primitives, quand bien même elle compta quelques lacs, fosses océanes et chemins d’eau qu’elle ne se connaissait pas auparavant. Le vent, extrêmement confus, se confondit en excuses, assurant que sa détestable collaboration avec les eaux diluviennes était à mettre au compte d’un accès de démence passagère et jura de ne plus jamais s’emporter. Ce fut, incontestablement, le soleil qui s’engagea avec le plus d’ardeur, d’efficacité et de générosité dans la gigantesque entreprise de reconstruction planétaire. La Terre devint un immense chantier à ciel ouvert, fait d’une noria d’ateliers bourdonnants d’activité. Il y eut beaucoup de bruits… explosions de graines par milliers, crissements, longs murmures d’éclosion, frôlements, feulements, rires en cascades, râles d’efforts, battements, claquements, grincements, palabres, vocalises… et ce ne fut pas pour rien.

Les oiseaux se souviendront de la cacophonie concertante qui présida à la renaissance du monde ; à l’aube, quand la nuit engendre le jour, ils lui rendront quotidiennement hommage.

Retrouvant une vitalité qu’elle croyait d’un autre âge, la Terre se refit une beauté ; elle se prit même à penser qu’au sein du déluge, s’étaient glissées des eaux de jouvence. Elle ne laissa rien au hasard, ou si peu, ne négligea pas le moindre détail. Elle était au four et au moulin et y trouvait ses hôtes réunis dans un même effort de reconstruction.

Le temps travailla beaucoup lui aussi, apprit une collection de choses nouvelles. Il fit plus de mille fois le tour de la Terre et fut témoin de tant de rencontres d’amour qu’il ne put faire le décompte de ses arrêts et reprises. Il eut vingt ans longtemps et finit par y trouver du charme.

Dans le même temps — est-il besoin de le dire ? —, un autre travail était à l’œuvre, plus obscur, plus lent sans doute aussi, mais de la haute importance. Alors que de jeunes arbres marchaient sur la Terre, les restes de l’ancienne forêt s’archivaient sous elle. La planète connaissait l’extrême difficulté de ce travail de longue patience ; aussi, lui offrit-elle la discrétion de son théâtre d’ombres afin qu’il pût s’accomplir dans le calme, à l’abri de l’effervescence  et des bruits du monde. Ce fut en sous-sols que se joua la recréation de la rencontre du végétal et du minéral. Des centaines de géants forestiers entrèrent en transsubstantiation. Inchangés dans leurs formes, ils se pétrifièrent, rejoignant toujours plus la structure de la roche jusqu’à se confondre avec elle. Devenue pierre, la forêt pouvait fonder l’histoire des futaies à venir et reposer à jamais, invulnérable. Des chênes, des hêtres, des acacias, des ormes, des bouleaux, des charmes, des conifères se retrouvèrent ainsi statufiés côte à côte, tels des kouros couchés. Et parmi eux, le grand hêtre.

Sa fossilisation fut particulièrement longue, en raison de sa taille bien sûr, mais aussi du nombre d’estampages que le transfert des dessins dont il était couvert nécessita. C’était un travail délicat qui ne souffrait aucune précipitation et exigeait, des deux passeurs confondus, une complicité totale et un infini respect mutuel. L’opération se fit en plusieurs étapes, sous l’œil attentif de la Terre qui n’hésita pas à demander de refaire une prise quand il lui semblait que l’un ou l’autre des quatre glyphes d’un ensemble ne correspondait pas parfaitement à l’original. Il ne fallut pas moins d’un gros millénaire pour que le transfert fût complètement achevé. Gisant au centre de la forêt pétrifiée, le hêtre était à nouveau, le plus majestueux de ses fils. (…)

Th. Génicot : ” Jacqueline De Clercq, la première partie de votre récit s’intitule, A comme Arbre, Argile Attente… celle que vous venez de lire, G comme Golem… Pourquoi ?

J. De Clercq : ” Parce que la double hélice de l’ADN qui contient la totalité du patrimoine génétique d’un être vivant, se décline selon un alphabet de quatre lettres, A pour Adénine, C pour Cytosine, G pour Guanine et T pour Thymine, symboles des bases chimiques de l’acide désoxyribonucléique. J’ai gardé ces quatre lettres symboles et construit, autour d’elles, un récit en quatre parties. La première, intitulée A comme… la première lettre de l’alphabet français, comme l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin… Dès lors que je découvrais l’existence du génome, je l’ai pris comme prétexte — à tous les sens du terme — pour déclarer poétiquement : la vie est un texte ! ”

Th. Génicot : ” Qu’est-ce qu’une comptine ?… ”

J. De Clercq : ” C’est une petite forme littéraire chantée par laquelle on apprend à compter aux enfants. Un, deux, trois, nous irons au bois, quatre, cinq, six, cueillir des cerises, sept, huit, neuf… Ma comptine rythme la marche des arbres qui est ponctuée de rencontres amoureuses durant lesquelles le temps s’arrête. Alors, s’ouvre l’autre temps dont parle si bien Maurice Blanchot et qui est, tout à la fois, le temps de l’écriture et de l’amour. ”

Th. Génicot : ” L’altérité du temps de la création, mais aussi la polysémie… ”

J. De Clercq : ” Oui, je joue beaucoup de la polysémie du mot, temps, dans ce poème ; tour à tour, j’évoque le temps météorologique, celui des cycles courts et longs, le temps circulaire du mythe, le temps de la chronologie historique, celui de l’anecdote, celui de la mémoire qui relève de la souvenance et celui de la survenance qui est le temps du projet, de la prospective, du progrès scientifique et bien sûr, le temps de la création qui est celui de la métamorphose et conduit là où chanter cessera d’être un leurre… ”

Th. Génicot : ” Le hêtre ou l’être ?… ”