Extrait de L’Aloès (Editions Luneau-Ascot)
(Droits chez l’auteur- accordés gracieusement)
Pas rien, pas rien, le petit vent de l’aube,
le petit rose du petit matin,
changé en pourpre, en noir, en nuit de taupe.
Je suis la taupe et le ciel est lointain.
Pas rien, pas rien, les flaques sur la plage,
la dune blonde et la blonde clarté,
la mer sans fin et les vagues sans âge.
Nous n’y aurons dansé qu’un seul été.
Pas rien, pas rien, même si l’on décompte
les vaches maigres, les années de chien.
J’aurai vécu tel jour, telle seconde.
C’était trop peu, mais ce ne fut pas rien.
*
Au bout de l’amour il y a l’amour.
Au bout du désir il n’y a rien.
L’amour n’a ni commencement ni fin.
Il ne naît pas, il ressuscite.
Il ne rencontre pas, il reconnaît.
Il se réveille comme après un songe
dont la mémoire aurait perdu les clefs.
Il se réveille les yeux clairs
et prêts à vivre sa journée.
Mais le désir insomniaque meurt à l’aube
Après avoir lutté toute la nuit.
Parfois l’amour et le désir dorment ensemble.
En ces nuits-là on voit la lune et le soleil.
*
Qu’un palmier sorte de ta bouche :
j’y chercherai mon ombre.
Qu’une rivière coule entre tes seins :
j’y lirai mon visage.
Qu’une vallée apprenne à vivre dans ton ventre :
j’y creuserai mon lit.
*
J’étais plus pauvre que la nuit,
plus taciturne qu’un monarque à la fenêtre,
plus solitaire qu’un stylite.
Je n’avais plus au creux des mains
que la poussière de ma vie.
Tu es venue, les pierres ont crié,
les ruines ont levé la tête,
la braise dans mon sang s’est rallumée,
la vie a repris cours,
l’ombre a donné naissance.
Tous les chemins conduisent jusqu’à toi.
*
Fragments du Journal du scribe (Editions des Eperonniers)
(Droits chez l’auteur – accordés gracieusement)
Pour vivre, il faut planter un arbre, il faut
faire un enfant, bâtir une maison.
J’ai seulement regardé l’eau
qui passe en nous disant que tout s’écoule.
J’ai seulement cherché le feu
qui brûle en nous disant que tout s’éteint.
J’ai seulement suivi le vent
qui fuit en nous disant que tout se perd.
Je n’ai rien semé dans la terre
qui reste en nous disant : je vous attends.
*
Ma mère, dans ton ventre,
tu formais mon masque de mort.
Au centre de toi, jour par jour,
chaque battement de ton cœur,
chaque flux de ton sang
écoutait un silence
d’où je serai absent.
Chaque souffle de ton haleine
préparait mon dernier soupir.
Et, dans la chaleur de ton corps,
avant le froid,
tu polissais mes os.
*
Mémoire de silex, d’argile.
Je monte sur mon âne, je parcours
la plaine, au bord du Nil.
Lorsque la terre est aussi basse, c’est le ciel
qui prend toute la place.
Nous, gens du plat pays,
vers quelque point que nous tournions les yeux
apercevons la demeure de Dieux.
*
Il faut savoir
tout perdre, même soi,
même le souvenir de soi, il faut
quitter le lieu, sortir du temps,
jeter les vêtements précaire,
ôter les six membranes, accepter
que la septième avec le grain pourrisse,
que l’eau du fleuve tout recouvre,
que le soleil sèche cette eau,
que le vent du désert efface
sa trace sur le sable.
Fragments du recueil Le billet de Pascal (Editions PHI)
(Droits chez l’auteur et l’éditeur)
I
Cinquième jour de février mil neuf cent trente.
Ma mère, sur son lit de parturiente,
mon père, quelque part dans ses bas-fonds,
(il peint de vrais navets sous un faux nom),
mes proches au pas lent du noir cortège
qui de blanc se pointille sous la neige,
derrière les plumets du corbillard
menant au cimetière la tante Emilie.
(L’un s’en vient, l’autre part.
Il n’y a rien à faire. C’est la vie.
Dommage que l’enfant soit un bâtard)
Il neige, tout est blanc, il neige, un fossoyeur
va rechercher sa bêche au fond du trou béant.
Avec quelques flocons, un regard au néant,
chacun, sur le cercueil, vient jeter une fleur.
La tante, dans l’hiver, entame sa première
nuit de ténèbre, encore en pleur, et le funèbre
cortège prend la direction de l’hôpital.
Ce jour tout enneigé, des plus banals,
Hitler est à Berlin, Mussolini à Rome,
Gandhi a lancé un ultimatum,
Wall Street se guérit mal du krach, l’URSS
se couvre de kolkhozes, le Graf Zeppelin
fait en vint jours le tour de la planète,
Briand souhaite les Etats-Unis européens
et moi, moi j’hésite à venir. « On voit la tête.
Poussez, Madame. » Elle ne pousse pas.
« Chloroforme », dit l’accoucheur,
le même qui, sept mois plus tard,
délivra Astrid, Duchesse de Brabant.
(Bon chrétien, il donne ses soins
aux grands du monde comme aux assistés
de la publique bienfaisance).
On dit qu’il coupe les cordons à ras.
Mon nombril saigne encore, cicatrice
mal refermée. Celui du roi
Baudouin a-t-il porté la même marque ?
« Chloroforme ». Sous les vapeurs
la mère sombre dans l’oubli, l’enfant débarque,
non, il débarquera plus tard. Prends bien ton temps
pour arriver sur terre, il y fait froid.
La tombe de la tante refermée,
Les fleurs déjà poudrées de neige,
Dans le café de la Bécasse
la famille en est au genièvre,
entre les pleurs et les propos salaces,
entre l’air vif de la chaussée et la chaleur
de la taverne, entre chien et loup mais plus près
des moutons qui se laissent tondre.
A l’heure où l’allumeur de réverbères
Arrive, où Balthazar, le vieux malinois du laitier
s’en va, tirant ses cruches vides,
dans ce bas monde je fais mon entrée.
Née pauvre, catholique, flamande et bâtarde.
En plus, c’est une fille. Tous les atouts !
Au pariétal droit, une faille
minime, la marque des fers,
comme un cachet indélébile,
mon passeport pour l’univers.
Furieusement je prends goût de vivre,
Celui de respirer et de me battre.
II
Elle respire à peine, elle réclame
Un prête, se confesse.
Il s’en va, les yeux pleins de larmes,
A croire que c’était lui le pécheur.
Et, quand il est parti,
bras ouverts, elle se redresse sur son lit.
Qui donc voit-elle en ce moment ?
Sa dure mère, son père dément,
sa sœur étreinte par la camisole
de force ? (La charrette aux chevaux blancs,
celle qui vient chercher les fous, les folles,
combien de fois m’en a-t-elle parlé ?
Et des petits bordés dans leur cercueil ?
Les petits que peut-être elle aperçoit
passé sur le seuil ? Clémence, ma grand-mère, illuminée,
regard fixe sur la porte fermée).
Deux guerres, sept enfants,
des kilomètres de tricot, des tonnes de lessive.
O fontem aquae vivae !
Le cœur usé jusqu’au trognon, dit le docteur.
Et le vicaire à la soutane vert-de-gris : c’est une sainte.
Une sainte ? je ne sais pas.
Toute sa vie elle a brûlé. Brûlures
des gifles maternelles, de la faim,
des mains couvertes d’engelures,
du mépris qui la fait rougir,
de l’homme accueilli sans plaisir,
de la morgue puérile des patrons,
du gel qui raidit les torchons,
de l’ignorance au dos courbé, de la
crainte des fautes attisée
par le curé qui tonne en chaire.
A genoux sur le carrelage plus souvent
que sur les chaises de l’église,
pour eau bénite le gras des vaisselles,
pour goupillon, une brosse à chiendent,
pour corporal, sa serpillière,
frottant le sale, effaçant la misère
et le péché-absolves me-
que je te lave avec l’hysope, te
fasse plus blanche que la neige.
Les bras ouverts, Clémence, elle s’en va.
A l’instant où se fige son haleine,
ô fontem, fontem,
je vois, sur son visage,
ce que j’ai su, plus tard, être l’extase.
O fontem aquae vivae.
« Hors du monde sensible et de soi-même »
comme chez la Thérèse du Bernin,
dans le regard de quelques suppliciés
ou dans les yeux de ceux qui s’aiment quand
le plaisir prend la forme du tourment.
L’extase donc , L’extase pure et nue.
Les bras retombent, les lèvres ne happent
plus que le vide, le souffle se meurt.
Si l’âme existe, c’est alors qu’elle s’échappe
du corps sans gloire de Clémence, la servante du Seigneur.