Jean-Pierre Verheggen est avant tout un “jouisseur de mots”, le “calembourateur” numéro un du domaine francophone, le poète de la libération par le jeu (accessoirement de mots), l’inconscient (collectif à lui tout seul) de son temps, le grand-oncle de Sttellla. Voyage sur la crête des mots, plongée dans leurs contradictions et aussi dans celles du poète, en perpétuelle oscillation noir-blanc, recto-verso: L’écrivain est une errance perpétuelle entre le blanc (le saint) et le noir (le porc), mais nous sommes tous issus de la même animalité (J.P. Verheggen) Verheggen nous entretient des écrivains qu’il admire (Rimbaud, Artaud, Nietzsche, Perec), de la science inexacte du jeu de mots et de la poésie naissant dans l’éclatement du langage. Quelque fois, il se montre tendre, ainsi lorsqu’il établit un rapport entre son écriture et la mort.
Commentaire
Dans cette émission tonitruante, impossible à résumer, l’entretien et les lectures se télescopent. Jean-Pierre Verheggen, ce torpilleur de la langue, parle comme il écrit, même lorsqu’il tente d’adopter une position critique plus conventionnelle (Il n’y a pas de métalangage critique). La nature des questions l’y pousse. L’entretien prend ainsi la forme de variations métaphoriques sur le thème du marbre et de l’écriture: le marbre et le poème, le marbre et le jeu de mots, le marbre et Nietzsche, le marbre et Rimbaud. Ce reportage a été principalement tourné au cours d’un voyage en Italie à destination de Carrare en compagnie de Jean-Pierre Verheggen. Les différentes étapes ont été choisies pour leur rapport avec la littérature: le col du Gothard (Rimbaud), le lac de Côme (Nietzsche), Pavie (Stendhal), La Spezia (Shelley et Byron). Jean-Pierre Verheggen parle surtout de l’écriture et de la langue. Il lit de nombreux extraits de ses textes, un texte de Rimbaud sur sa traversée du Gothard, le poème Voyelles et un extrait de La disparition de Georges Perec. L’émission débute à Carrare, par des cris puissants qui résonnent dans la carrière de Golzinne où a été extrait le marbre de la piéta de Michel-Ange. Nous sommes dans un film sur la pureté totale, nous annonce l’écrivain qui dit ensuite (ou plutôt crie) un extrait d’Artaud Rimbur. L’écrivain se présente brièvement: né à Mazy, le pays du marbre noir (le charbon), il a décidé de faire un voyage jusqu’à Carrare, le pays du marbre blanc, d’où sa femme est originaire.
Devant Le pavillon des passions humaines, sculpture monumentale de Jef Lambeau, Verheggen compare le marbre sculpté à l’écriture. Dans le creusement du marbre, il n’y a pas de représentation pour autant, insistante, lourde, mais quelque chose qui apparaît, qui disparaît, qui revient.
Le voyage Depuis le col du Gothard, Verheggen lit le texte que Rimbaud a écrit sur la traversée de ce col. Artaud Rimbur est un livre, une mixture de deux fulgurances, Antonin Artaud et Arthur Rimbaud. Jean-Pierre Verheggen explique qu’il a tenté d’exprimer trois choses: Premièrement, il faut, avant de composer, se décomposer soi-même, faire mourir la pose d’auteur que nous avons tous en nous, laisser exhiber le cadavre de l’auteur avant d’écrire. Deuxièmement, il faut tenir compte de ce petit angoisson qu’on a en nous, la part d’autocritique. Troisièmement, il faut parler et écrire grand nègre, aller jusqu’à la langue la plus basse qu’on a en soi, la plus interdite, de façon à élever la pensée. Nous voici à Côme: Nietzsche quitte la ville sous la pluie, va à Turin et perd la raison, tout le monde l’abandonne. Je le prends en charge car la question de la folie m’intéresse. (…) L’écriture est toujours au-delà des principes, comme l’écrit Nietzsche, par-delà le bien et le mal. (Lecture d’un extrait de Ninietzsch, peau d’chien). C’est en réalité dans la chartreuse de Pavie que Stendhal situe son roman La chartreuse de Parme. Étape importante pour “notre” voyage car nous avons la rencontre du marbre noir avec le marbre blanc. Verheggen fustige les maîtres à penser, les asséneurs de vérités, les détenteurs de derniers arguments, je ne les blaire pas (…) parce que je suis un incroyant radical. Verheggen cite à ce propos son livre Freud Astaire et lit un extrait de Voilà les textes, Excès Homo.
Les jeux de mots Le voyage est à présent terminé. Verheggen lit un extrait de La disparition de Georges Perec, qui est pour lui un monument de littérature (Ce livre de 320 pages ne contient pas de “e”). Dans les nervures du marbre se joue son destin: un jeu de mots est un peu comme un bloc de marbre, parfois il tient, parfois il ne tient pas. C’est un jeu dans tous les sens du terme. On rate beaucoup de jeux de mots. Parfois écrire c’est recopier, c’est plagier, c’est prendre, c’est parfois plus fort que d’inventer.
Le rire, l’écriture et la mort Depuis le cimetière du village, Verheggen explique le rapport qu’il établit entre son écriture et la mort: Il y a sans doute un rapport entre le rire et le rictus (qui représente la mort). Le côté carnavalesque de mon écriture renvoie peut-être à ces civilisations, comme le Mexique, qui dévoraient leurs propres squelettes sucrés, au moment de la fête des morts. Mais il y a beaucoup plus simple que cela. Je viens souvent me ressourcer au cimetière, m’asseoir un quart d’heure, me requinquer, me repomper devant cette blancheur qui me laisse la gorge pantelante d’émotion, et j’ai besoin de cela, de ce quart d’heure-là, de regrimper dans le village et puis de continuer à écrire mes choses, effectivement, apparemment grotesques, apparemment du côté du rire seul, alors que moi-même je tremble, que j’ai peur, que je me demande comment je vais mourir, non pas seulement moi, comment les autres que j’aime vont mourir. L’écrivain revient sur les jeux de mots et à celui qui en joue; ceux-ci ont une fonction de critique sociale et idéologique: Lorsque “My tailor is rich” devient “Elisabeth a du pognon”, ça fait rigoler mais c’est aussi une critique. Quant à celui qui les fait, il est le bouffon de l’éternité, comme Nietzsche qui cherchait à répondre à l’inquiétude de la vie.
La poésie Contre la poésie traditionnelle, il faut faire éclater le langage, le conduire vers sa fulgurance, l’en deçà de la communication. La poésie, c’est la langue de l’oralité. La tradition poétique bien comprise est celle des Dogons et des Pygmées avec leur cris et leurs stridences. (Lecture du poème de Rimbaud, Voyelles) L’avenir des langues est au métissage, aux langues métèques, mélangées, langues imparfaites, langues rimbaldiennes, car on pourra alors dire “Je est un nègre”. Comme l’homme primitif, il faut parler, il faut dire, il faut expulser, il faut rageusement avoir envie de vivre pour repousser la mort. (Lecture de Pour l’amour d’un porc, texte extrait de Pubères, putains, 1985) L’émission se termine par une réflexion sur la répétition qui, pour l’écrivain, est prohibée: Le poivrot répète toujours la même chose, l’écrivain n’est jamais saoul.
Production: R.T.B.F. – En Toutes Lettres – 1996 – Réalisation: Marianne Sluszny et Guy Lejeune – Durée: 49′ – Couleur