(“Le Courrier de l’Escaut”, 24 février 1989)
Les racines sociales de Nemesio Sánchez
Félix Grande, parlant du courant poétique qui se développa en Espagne dans les années cinquante, écrivait : « J’entends par poésie sociale celle qui prend la décision de se constituer en témoignage; ce témoignage, fondamentalement, porte sur des réalités collectives. La poésie sociale est une nécessité de la culture sous la pression des hostilités de la réalité ».
Manifestement, Nemesio Sánchez (qui sera bientôt l’invité d’Unimuse aux Mardis de la Poésie) adhère à cette conception. Sa thématique (2) se penche d’abord sur le peuple, se préoccupant de la sueur du travail mal payé vitupérant contre les “bénisseurs d’ogives nucléaires” ou dénonçant les “enfants-hommes au cerveau lavé par la télé des multinationales”, rappelant les heures noires de la guerre civile et de la dictature.
Les poèmes de Sánchez, cependant, ne se réduisent pas à cette dimension de cri collectif. Sensible à l’écartèlement qui existe inévitablement entre une réalité culturelle enracinée dans le passé et les nécessités des mutations du présent, entre la perpétuation d’une certaine forme, de foi catholique et les contradictions socio-politiques de l’actualité, l’écrivain s’interroge sur le sens de la vie, sur la mort qui fera voir le mensonge où je vis.
C’est que l’homme est “empreinte en un chemin qui est à faire. Alors l’angoisse et l’impuissance louvoient du côté du pessimisme” car le destin nous condamne à brûler sur les ailes du temps ».
Mais pointe tout de même en conclusion d’un recueil plutôt sombre (le noir n’est-il pas une des colorations constantes de l’Espagne ?) une lueur où l’amour a sa place : se faire “plage pour caresser les seins de l’aurore”.
Michel Voiturier
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(“Le Courrier de Gand”, 1989)
De terre
Puisque les livres se divisent en genres, le tout premier de Nemesio Sánchez se classe d’emblée dans la catégorie recueil de poèmes, ce qui n’est certes pas une erreur car poète, Nemesio Sánchez l’est de toute évidence et même viscéralement. Rarement, pourtant, le contenu humain atteint une aussi forte densité dans de tels recueils.
Ces poèmes sont gorgés “de terre” d’où ils s’arrachent, de sang chaud qui imprègne chaque phrase, de révoltes qui s’ancrent dans la réalité du monde et de l’Espagne en particulier. D’où ces mots si justes et leurs résonances que le traducteur Marcel Hennart a su rendre, respectant leur essence profonde tout en préservant ce lyrisme spécifique qui n’édulcore rien, au contraire.
Nemesio Sánchez exprime (dans sa langue natale) toutes les passions et les doutes, évoque l’apocalypse nucléaire, prône l’oubli ou y aspire, scrute le quotidien, analyse les conditions de vie des paysans de son pays et part à la recherche éperdue de son identité avec une certaine ironie corrosive. Si son passé et donc son enfance surgissent inévitablement, l’auteur parvient à garder une nécessaire distance tout en laissant libre cours à ses élans ou élancements. D’où ces contrastes et ces dualités que drainent ses poèmes à travers trois chapitres intitulés respectivement: “De terre et de désirs” ” … “de vides “, “… de rêves”.. Autre titre révélateur :
“Le chemin se fait dans l’amour”. Comme un écho, l’horreur de la mort y répond.
On ne peut pas résumer un tel flamboiement réunissant le commencement et la fin de toutes choses… C’est un livre que l’on referme pour en continuer la lecture de l’intérieur.
M.Van Oudenhove
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(“Sources”, mai 1993 – N° 12)
Nemesio SÁNCHEZ, Dolor del camino (Douleur du chemin). Traduction de Marcel Hennart.
Editions J. Dieu-Brichart, Ottignies-Louvain-la-Neuve, 1989, 112 p.
De fuego y de viento (De feu et de vent). Traduction de Marcel Hennart. Ed. : L’Arbre à paroles, 1992, 132 p.
Originaire de la région de Salamanque, Nemesio Sánchez est né en 1944. De formation philosophique il a publié en 1987 un premier recueil de poèmes : De tierra (De terre).
Deux ans plus tard, Douleur du chemin se présente comme un immense cri de détresse, face aux contradictions de l’expérience vécue et du bonheur non vécu. Dans la préface d’Antonio Ganameda, Prix National de Poésie 1988 en Espagne, ces contradictions sont bien soulignées : S’il existe un poète dont l’expression soit liée sans fioriture ni déviation à la responsabilité de vivre, en sachant que vivre est avancer vers la mort, celui-là est bien l’auteur de Douleur du chemin.
Poussée en avant, quête, irréalité, rêve, solitude, impuissance, nuit, sacrifices, voilà les mots-clefs qui ouvrent l’univers d’un poète qui souffre de voir le mensonge et l’incompréhension. Son cheminement se fait à travers de nombreuses références au silence (à ce titre, il aurait eu sa place dans la récente anthologie de Marcel Hennart, parue aux Cahiers Bleus : Poètes d’Espagne. Poésie du Silence), un silence qui est celui de pèlerins qui errent en savourant la poussière.
Avec chaque parole prononcée
nous préparons un silence,
en chaque mot que nous taisons
est enfermé un silence,
chaque chose que nous touchons
contient un silence,
chaque regard venu de notre âme
porte en lui un silence,
chaque écho que notes écoutons
est suivi d’un silence,
en chaque sentiment que nous vivons
habite un silence…
à chaque pas que nous faisons
nous nous enfonçons, plus et plus encore,
dans le SILENCE.
Dans ce recueil, nous assistons à une fuite non par peur – en tout cas pas celle de mourir – mais par la terrible prise de conscience de la vanité des efforts assumés. Où est la vérité ? Réside-t-elle dans l’obsession du possible ?
Elle est la réalité – si le réel existe…
d’une vie qui se consume
en marge de ceux qui croient posséder l’infini.
Pour le poète, il faut accepter l’état d’insatisfaction, l’état de crise, l’état de manque, continuer à vivre la corde au cou ; ce n’est qu’au bout du chemin que se profite l’espoir d’un autre écho, celui de la nuit, ultime remède d’une recherche incessante qui ne connaît qu’elle-même et s’essouffle à se chercher.
Cette poésie vibrante engendre une émotion particulière par le recours à un langage direct, simple, mais dont la résonance métaphysique est d’autant plus atteinte. Nemesio Sánchez arrive à distiller sa volonté de recueillement, sans sophistication, sans effets.
Dans son nouveau recueil, on est saisi tout de suite par le changement de ton. Immense et beau poème d’exaltation et de déception face à la vie, De feu et de vent montre une plus grande recherche. Il donne l’impression vivace d’une mystique en fureur. Ce n’est pas par hasard qu’en tête du volume figurent deux citations, l’une d’Antonio Machado, l’autre de Jean de la Croix. Le parcours initiatique qui va du feu au vent tente d’osciller entre l’amour-ivresse et l’amour-haine.
Le feu, c’est l’amour en constante progression jusqu’à l’éruption, sorte d’hymne au parfum de lave en fusion dans lequel s’inscrivent le corps, la voix, la lumière, et une gamme d’images-symboles très nombreux (le fleuve, la mer, le jeu des miroirs, le labyrinthe) qui font penser à une participation panthéiste de l’univers aux dimensions intimes du poète. Les tentations sont grandes de basculements dangereux : l’union dans la douleur ? l’amour-fusion ? Jusqu’à ce que tout s’effondre…
Il peut exister un abîme : le vide, inventé par nous,
pour nous haïr.
Le vent entre alors enjeu. Il empêche l’introspection, laisse dériver la rage, l’afflux de la souffrance qui existait déjà dans le feu, et qu’il entraîne dans son silence. Serait-ce là que se situe la vérité de l’auteur ? En amour, il n’y avait pas de vrai creux, puisque les images étaient vivantes à travers le rideau de feu ; maintenant qu’il ne reste que le souvenir impossible de beaux moments, le silence s’installe, magnifique, à la fois spectre et bouclier.
Le silence s’impose foré par la souffrance.
L’amour et la haine se sont donné rendez-vous dans le cerveau
pour se disputer la possession d’un fantôme;
ils luttent pour survivre dans les souvenirs.
Le poète va très loin dans sa douleur (celle du chemin déjà parcouru précédemment ?), jusqu’à l’insulte.
Le silence n’engendre pas l’oubli, ni le mutisme; il éveille à l’image de la mort et est source de vie, presque de résurrection. Après avoir été jusqu’au suicide de son moi intime, Nemesio Sánchez sauve l’essentiel : sa volonté de communication avec l’universel, et surtout celle de sortir de son égoïsme meurtri.
Je n’ai pas du temps pour me détruire
en mendiant le rêve d’un amour,
quand le temps qui me reste pour aimer
est court…
La mort n’attend pas.
Nemesio Sánchez a écrit deux recueils d’une extrême beauté, qui se lisent non pas avec facilité (les sentiments sont tellement âpres qu’ils vous prennent à la gorge), mais bien avec l’aisance créée par un style hallucinant de vérité et d’humanité. Chacun de nous ressent la douleur du chemin, et celui-ci souvent hanté de feu et de vent. La poésie de Nemesio Sánchez interpelle notre conscience, elle nous guide dans nos méandres personnels. Cette main tendue n’a pas de prix…
La traduction de Marcel Hennart est tellement proche de la langue originale que, dans la lecture, espagnol et français se fondent et se confondent jusqu’à devenir un langage unique. N’est-ce pas l’indice d’une vraie compréhension de la sensibilité d’un auteur qui annonce un nouveau recueil, L’âme d’une terre, accompagné de photographies? Une nouvelle étape que nous attendons avec avidité…
Jean Lacroix
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De feu et de vent
RÉALITÉ, IMAGES ET SYMBOLES DANS LA POÉSIE DE NEMESIO SÁNCHEZ
Lorsque Nemesio Sánchez dit dans les premiers vers d’un de ses plus beaux poèmes de ce recueil que sa bien-aimée n’est pas faite de chair et d’os mais “de silences et d’images en mouvements, on pressent dès avant de poursuivre et eu égard à des lectures antérieures, que ce qu’expriment ces paroles, en plus du souvenir d’une longue expérience d’amour, appartient à la poésie, à sa poésie. Quand, après avoir traversé la brève forêt “imaginale” des vers suivants (dans lesquelles sont images constructrices de la bien-aimée en tant qu’entité poétique: la comète, la chute des feuilles, les vagues de la mer, le zigzag de la foudre, l’écume de la cascade, les bonds de la biche, la plainte de la guitare, la mélancolie d’un train … ), nous trouvons avoué que ce sont ces images qui l’ont réinventée dans l’espace et le temps, et notre intuition reste bellement confirmée par le poète. C’est une des nombreuses satisfactions esthétiques que sa poésie peut donner, quand on la lit avec le même abandon inconditionnel que celui avec lequel elle fut écrite: cette poésie qui s’autodéfinit idéalement.
Le feu est, depuis les origines héraclitéennes de notre pensée et de notre sentiment du monde, origine et transformation, opposition et conciliation des contraires, c’est-à-dire -et avant tout-, il est vie. Cela est vrai aussi dans cette poésie, pour laquelle la nuit, bien qu’elle cache l’aube, possède des lèvres de feu et une langue en flammes, flamboyante chevelure léonine. Elle est voilée par des couleurs ignées comme la pourpre ou l’écarlate. Que le lecteur lise le poème auquel je me réfère, intitulé “Seul dans l’obscurité”, et considère comment près de la fin d’une composition aussi émue, et après avoir égrené le chapelet d’images ou métamorphoses de la nuit -pouliche ailée, prison argentée, Reine de la Voie Lactée- le poète change celle-ci en pastourelle de soi-même, gardienne et dispensatrice désirée du miel de ses lèvres, du lait de sa langue, de la sierra de son corps, de sa vallée d’arbres fruitiers. Ainsi verra-t-on comment cette prodigieuse métamorphose ultime (cet être et non-être qu’elle est) n’apparaît pas dans le flux des vers comme plus insolites que d’autres. Cela est-il dû à ce que sa plus grande étrangeté logique reste atténuée par les images théophaniques (Reine, Bergère) qui finissent par nous montrer la nuit comme une déesse anthropomorphe – c’est-à-dire occidentale et nôtre – du temps où nous étions convaincus de sa divinité, invoquée au commencement (lionne, pouliche) théologiquement? C’est possible, mais ce que j’aimerais mettre en relief, c’est que, dans cette poésie, tout tend à se fondre en tout, en particulier dans la partie du livre où le feu prédomine. C’est ainsi que se produisent en elle des échanges de qualités et d’activités aussi manifestes que dans le cas de la source, dont le murmure n’est pas celui de l’eau, pas plus que celle-ci n’est le miroir dans lequel le soleil se reflète. Le poète y écoute en réalité la voix de la bien-aimée et y voit son visage reflété dans un autre miroir. Que s’est-il passé alors? L”‘imaginateur” a conçu en fait l’une et l’autre image avec tant de force et de véracité que, durant un instant, elles ont substitué jusqu’au point de l’occulter à lui-même, ainsi qu’au lecteur non prévenu, cela dont elles ont tiré leur origine.
Il s’agit, en outre, de quelques images qui très fréquemment se convertissent en symboles aussi beaux qu’insolites (“Châteaux ailés”, “paroles qui cheminent… et se suicident”). On assiste à un échange entre activités et réalités, devenant d’authentiques énigmes, comme cet “iceberg en partie de feu, en partie de vent”, en relation directe avec le titre du livre et malgré cela ou peut-être pour cela même, tellement indéchiffrables… et tellement convaincantes…
Qu’on ne s’imagine pas, cependant, que la poésie de Nemesio Sánchez essaie de compliquer, pour une raison ou l’autre, son accessibilité, sa création imagière et symbolique n’occultant pas mais tendant à mettre en relief une histoire d’amour où le vent menace d’éteindre et de disperser ce que le feu avait allumé et uni.
Ángel Crespo
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(“La Libre Belgique”, 29 juin 1994)
L’âme d’une terre.
La Castille-mère
de Nernesio Sánchez
“Je dis ce livre bouleversant” : par cette affirmation d’une tranchante clarté s’ouvre la préface de Luc Norin au recueil de Nemesio Sánchez, “L’âme d’une terre”, qui rassemble poèmes et photographies d’entre 1973 et 1990 inspirés par la Castille et par la mère aimée.
La Castille, précise notre chaleureuse consœur, «d’un poète où le peuple et la terre vivent au niveau des sèves.” Et de poursuivre : «La Castille de Nemesio Sánchez se conjugue au passé simple. Simple comme ses paysans, ses villages, ses attelages, ses points d’eau, sa terre, vigoureuse où rétive, qui n’est pas violentée mais aimée, ouverte, fécondée.”
Un recueil d’une austère beauté, que l’on traverse lentement, dont chaque page est une escale à la fois silencieuse et parlante. Nemesio Sánchez s’y aventure -dans “L’âme de sa terre” armé d’un cœur en flammes ; d’un cœur en sang aussi : “L’unique certitude est qu’aujourd’hui – ma terre castillane – je la sens et je l’aime ainsi qu’une mère, une épouse, une amante, une sœur…”
De sa mère, embarquée à bord de l’Eternité, de cette mère dont le noir “colora la vie”, le poète parle à mots nus laissant murmurer son cœur que le chagrin meurtri mais où frémit, vive, l’espérance.
En regard de ces mots tout d’ardeur et d’aveux, s’offrent au regard de blanches et noires photographies (ah, l’admirable page 70…) qui sont autant d’appels à la rêverie, à la méditation, au refus de t’oubli. De “l’âme” de Nemesio Sánchez (né près de Salamanque en 1944), les chants et les images sont “les miroirs multiples de la terre qui a fait possible cette poésie et de l’amour enfermé en elle”. Ces chants, écoutons-les avec les yeux.
Francis Matthys
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(“Sources”, février 1997)
Nemesio SÁNCHEZ, L’Ame d’une terre, (El Alma de una tierra). Poèmes – Photos 1970 – 1993. Traduction de Marcel Hennart. Préface de Luc Norin. Travel Gallery, 1994, 128 p.
Dans cet ouvrage où la puissance évocatrice des photographies renforce l’émotion des textes, il faut s’arrêter longuement au dialogue muet qui se développe sous nos yeux à la page 101. Le poète est assis en face de sa mère ; entre eux, un feu préparé pour la cuisson, une marmite, un pot de terre… Un échange qui ne semble pas avoir besoin de paroles, qui se situe au niveau du regard d’abord, un silence empli des mots de l’affection, ceux que l’on concentre dans son cœur, et qui donnent à la vie sa plénitude et sa sérénité. Sa simplicité aussi, car Nemesio Sánchez est un enfant de la terre, concret et poussiéreux, il connaît la valeur des gestes quotidiens qui fournissent le pain, l’eau de la fontaine et la récolte après la moisson.
Cette terre, il nous en livre l’âme dans un livre bouleversant, comme le dit Luc Norin, dans une préface aussi proche des racines de la vie que le poète l’est de son pays natal, la Castille, rugueuse et tendre jusqu’à la sève intime. Peu d’ouvrages consacrés à l’Espagne en donnent une aussi vibrante image. Loin des clichés traditionnels ou des attirantes visions publicitaires, c’est ici qu’un lecteur avisé comprendra ce qu’est profondément, viscéralement, le lien d’un poète avec son sol, auquel il est attaché au point de disparaître enfoui dans les semences pour repousser avec elles, chaque fois neuf et vibrant.
Nemesio Sánchez s’intéresse au peuple, aux gens de la terre, à leurs conditions de vie, à leurs joies
et à leurs souffrances. Il a un goût prononcé pour les saveurs, les odeurs, les éclats de lumière, les
ombres aussi, et il se fraye un sillon incarné pour en être proche, au risque de se confondre avec la
Mère-Terre.
J’ai embrassé la terre,
j’ai compté les battements de son cœur
qui se frayaient un passage entre mes os
en allumant le feu de mes veines
jusqu’à faire irruption dans mon corps
créant un jet de rêves
avec la lave qui arrosa la prairie.
La sève de son herbe
a jailli sur ma peau,
son odeur de femelle
m’est montée à la tête,
ses lèvres m’ont donné à boire l’alcool du soleil,
ses seins le plaisir d’exister,
et dans ses yeux j’ai vu l’âme de la Terre entière.
Nemesio Sánchez a longuement parcouru son pays natal pour saisir sur la pellicule (en noir et blanc, ce qui ajoute à la grandeur ou à l’intimisme une dimension spirituelle) des visages qui ressemblent à la Castille, sobre et noble, des attitudes en communion avec le soleil insoutenable ou l’ombre réparatrice, des lieux marqués indistinctement par la main de l’homme (même s’ils sont abandonnés, telle cette gare qui n’aboutit plus nulle part), et par le travail inlassable et synonyme de vie. C’est la mémoire de sa terre que Nemesio Sánchez livre ainsi, une mémoire où la faim et la soif ont eu leur part de présence, dans la douleur comme dans la joie, dans la souffrance d’arracher au sol la nécessité, dans le bonheur de la tâche accomplie.
Les poèmes sont le reflet de l’image intérieure que l’artiste veut livrer de lui-même. Ne nous y trompons pas : l’intensité de la photographie ajoute une dimension visuelle qui n’est pas négligeable, au point que le lecteur, en peu de temps, ne peut plus dissocier les textes et les images. La fascination s’exerce alors dans un système d’aller-retour qui permet à la grandeur de se confondre avec la simplicité, et la magie du langage de se concentrer sur la suggestion et l’évocation.
Ce livre-reflet du poète contient sans doute le message le plus intime qu’il pouvait nous livrer. Deux exemples suffiront à monter qu’en lui la frénésie et la douceur se partagent son univers de rêves et de réalités. L’évocation de l’art tauromachique si décrié lui donne l’occasion de montrer la
communion qui existe au moment fatal entre l’homme et l’animal :
Tumulte, frénésie, angoisse sur la place…
le temps cesse d’exister
quand le danger se rapproche;
taureau et toréro réduisent leur existence
au champ qui les sépare et
au sort qui les attend;
ambiance de sang, poussière, sueur
et odeur de mort.
L’odeur de la mort traverse le livre ; même si elle ne s’empare des vivants que dans une lente approche.
Chaque fois que quelqu’un meurt
on respire et on mâche la mort dans le hameau…
Nemesio Sánchez ne dissocie pas le passé et le présent. Il a une mémoire intacte, ce qui lui permet, dans la partie qui clôture le recueil, de rendre à sa mère un hommage qui exalte le renoncement de ces femmes espagnoles, qui n’ont pas changé depuis des siècles, et dont le seul et unique souci est de sonner et de préserver la vie sous toutes ses formes. Travail et amour, deux formules qui ont valeur de recettes dans un monde rude et trempé de traditions. Le message de tendresse du poète n’en a que plus de force :
Aujourd’hui, tes empreintes sont marquées
dans le désert de mon âme ;
l’énergie de ma terre
maintenant possède un lieu dans le ciel
entre le soleil et les étoiles.
C’est à la traduction que les trop rares extraits de cette présentation sont empruntés. Comme dans les autres recueils qu’il a mis en français pour Nemesio Sanchez, Marcel Hennart est en climat. Mais les lecteurs qui connaissent la langue espagnole apprécieront le lyrisme brûlant et le style pur et dénudé du poète, qui nous a livré dans cette belle publication le meilleur de lui-même. L’âme de la terre, c’est avant tout la sienne.
Jean Lacroix
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(“Le Journal des Poètes”, mars 1996)
Nemesio Sánchez : À travers un regard (Le Daily-Bul, Bruxelles)
J’ai un faible, je l’avoue, pour beaucoup de poètes espagnols ou hispanophones. Ce doit être, plus justement, un faible pour la langue de ces poètes, cette langue espagnole que j’ai appris à savourer avec Federico García Lorca et, plus tard, avec quelques Sud-Américains de la plus haute qualité, que m’ont aidé à découvrir Fernand Verhesen et Marcel Hennart qui est précisément l’un des traducteurs du recueil qui nous occupe).
La poésie de Nemesio Sánchez, comme celle de la plupart de ses éminents aînés, échappe à la tentation de l’emphase et de la grandiloquence. Elle est simple, directe, et l’on pourrait n’y voir que prose – très belle tout de même – si, constamment vibrante sur la frontière entre pensée et perception, entre abstrait et concret, elle ne nous touchait droit au cœur par sa charge d’émotion. Je pourrais citer quantité de pages du beau recueil (si bellement édité, enrichi de plusieurs lithographies, fort bien venues, de Camille De Taeye), qu’est A travers un regard. Je préfère choisir quelques extraits démontrant le goût de l’écrivain pour les raccourcis, les passages par ellipse de l’image inspiratrice à l’idée finale, condensée en un seul vers.
Ainsi:
“Nous sommes colporteurs,
troubadours de rêves,
hérauts en chemins…
Nous sommes nomades du silence
en quête d’un cri”.
Ou bien:
“Tais-toi !…
Ne me parle pas d’espérance;
parle-moi
de ceux qui se tirent une balle dans la gorge
de n’avoir droit à la parole”.
On l’aura saisi si je dis que ces poèmes comportent de quatre à sept vers brefs, Sánchez est de ceux qui disent peu mais, dense, léger sur le papier mais lourd dans notre esprit.
Jacques-Gérard Linze
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“Le Mensuel Littéraire” (N°236 -novembre 1995)
À travers un regard (A través de una mirada), de Nemesio Sánchez et Camille De Taeye, éd. Le Daily-Bul
Ouvrez cet ouvrage sans crainte de vous y attarder: car vos doigts, petits animaux indépendants de votre volonté, et métamorphosés en tenailles, en tourneront sans relâche les pages, tandis que vos pupilles glisseront avec avidité des textes aux illustrations (qui n’en sont pas, à proprement parler : la démarche est plus profonde), dans un état d’hypnose – non pathologique, il va sans dire. Nemesio Sánchez construit ses courtes pièces de la poésie, s’il faut leur donner un nom – à l’aide de mots simples – nulle trace de prétention, de poudre aux yeux -, mais qui, de façon concise, s’emparent d’idées essentielles, les emprisonnent dans leur consistance typographique, s’apprêtant ainsi à jaillir devant l’âme du lecteur, assoupie par la banalité du quotidien.
La mort est omniprésente, comme nous le rappelle ce passage: […] je suis image de la mort/dont seul se souviendra le vent. Notre condition serait-elle moins enviable que celle d’autres hôtes de la nature (Seuls les arbres vivent et meurent debout.) ? Ne sommes-nous que des ombres, de surcroît privées de voix ? Reste le rêve (Rêver c’est vivre … / c’est passer.) Ou le suicide. Mais dans la partie intitulée Fleur de citronnier, le corps de la femme se substitue le plus souvent à celui, glacial, de la Faucheuse : ses bras, ses caresses, son sexe ([…] quand il me faut la schizophrénie de son sexe.) Sánchez ne néglige toutefois pas l’amour. Et il pianote allégrement sur une touche d’espoir, à l’occasion. L’iconographie de Camille De Taeye constitue un contrepoint fantastique -à entendre dans diverses acceptions du terme- à ces lignes sévères : des reproductions en bichromie – ce noir et blanc sombre, voire effrayant – d’œuvres exposées en la Galerie 2016, à Bruxelles, au cours des mois d’octobre, novembre et décembre 1995, qui nous immergent dans le monde auquel le peintre nous a habitués depuis de nombreuses années : chevaux sans arrière-train, squelettes (Les baisers … sont des souvenirs amers.), paysages inquiétants, objets hybrides, corps de femmes privés de leur chef (Nue, / en un silence vertical […]).
En définitive, une plongée – si l’on ose joindre les mains, retenir sa respiration (l’apnée sera de longue durée!), et s’élancer d’un coup au sein de ces flots couleur charbon – salutaire, car génératrice d’un retour aux questions fondamentales.
Alain Debaisieux
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(“Nos Lettres”, janvier 1996)
Nemesio Sánchez – À travers un regard. Éd. Le Daily-Bul, La Louvière.
Nemesio Sánchez est un habitué de la Maison des écrivains. Il publie un beau recueil de poèmes en espagnol traduits par Marcel Hennart et illustrés par Camille De Taeye. Le livre est dédié à Édith de Vries, qui s’est fondue avec la nuit nous laissant le vide de son amitié.
Aie pitié de tes yeux : tu dois fidélité à ces grandes blessures, vénération au silence qui de tes mains se dégage énonce le poème liminaire d’Antonio Gamoneda. Il est donc beaucoup question de regards, d’yeux, de regrets dans ces pages. De « Destin » aussi. C’est le titre de la première partie où se développe une espèce de déterminisme existentiel, une explication de l’écriture qui est une façon de vivre et de se supprimer sans cesse:
Il y a des poètes qui se suicident…
D’autres ne trouvent des raisons
ni de se suicider, ni de vivre…
ils n’aspirent qu’à écrire,
à vivre leur suicide quotidien.
Dans « Fleur de citronnier », le poète rend à la femme et à la matière un pouvoir de nous mener à l’extase de la beauté à travers, non de la possession, mais des rêves, des souvenirs.
Roger Foulon
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(“Nos Lettres”, juin 1996)
« Depuis plusieurs années, nous dit Émile Kesteman en guise d’introduction, les milieux littéraires à Bruxelles et en Belgique sont fréquentés par un Espagnol, Nemesio Sánchez, qui a fait de la philosophie en Italie, qui est devenu photographe, cinéaste et poète et dont la poésie, pour employer un mot un peu rare, a quelque chose de coruscent. Son texte est traduit cette fois par Marcel Hennart, qui, depuis plusieurs années aussi, se fait une réputation de traducteur des auteurs espagnols et sud-américains. »
« Dès l’instant où la main ouvre un livre à la fois de poésie et d’images, la question saute à l’esprit : Est-ce la poésie qui illustre l’image, est-ce l’image qui trace les mots du poème ? Le Daily Bul publie quarante-sept de ses poèmes accompagnés de vingt et un dessins de Camille de Taeye. Aux yeux du lecteur, cet accompagnement est plus qu’un compagnonnage, c’est une parenté, un inceste parfois, car il semble il y avoir filiation entre la noirceur du peintre et le soleil dur et noir de Sanchez, une sorte d’osmose entre le trait et la trace, entre le charbon calciné de la mort et les mots incandescents du suicide à chaque rencontre des corps. (… ) Les dessins parlent autant que les mots du poète, mais ne disent pas tout à fait la même chose, mais presque. C’est comme si les mots étaient venus là tout exprès, d’un autre corps, pour rejoindre ce que le corps du peintre a voulu dire, et n’a exprimé que de façon incomplète, ombrageuse, la vie fugitive et triomphante, la mort évoquée ou brutale dans son baiser d’os et de crânes. Je cite : Le silence, nous l’avons créé avant que de nos bouches soient sorties les paroles, avant que nos ventres se soient touchés.
« L’incompréhension est le mot clé du recueil, incompréhension de ce qui arrive lorsqu’on aime, c’est-à-dire incompréhension avec la mort, incompréhension de cette liberté qui fait l’homme prisonnier de la femme. La seule liberté du poète, c’est de se suicider à chaque mot. Ainsi les mots ont un goût de cendre, comme les dessins de de Taeye ont la couleur de l’anthracite. Mais les mots ont aussi une nuance de soleil et d’espoir comme le blanc du dessin écrit l’envers de la mort.»
Remarquable analyse, qu’Huguette de Broqueville illustre à son tour par de nombreuses citations, toutes très belles, et la description des dessins les accompagnant. Au terme de sa lecture, elle est arrivée à la conclusion que c’est bien le peintre qui s’est inspiré des mots du poète : « Il [le peintre] s’en est inspiré avec ampleur, comme je m’inspire des deux disciplines pour en faire une troisième, ce texte. Ainsi vont les mots, qui toujours défaillent de gourmandise, qui ont soif d’appropriation, qui goûtent et meurent, car ils sont trop faibles pour dire. »
Et c’est dans ce silence que se construisent des espaces où les mots ont un écho de douleur, une dialectique de vide, une grandeur de désert. Ils viennent de loin, las d’être répétés. Au crépuscule de l’amour, ils se suicident.
« Les mots suicidés parlent dans le trait du peintre et Nemesio a beau dire l’ultime, ce magnifique suicide des mots, de Taeye a fait une image qui brouille chez le lecteur la perception des mots fatals. »
Nous employons des mots et des silences, des regards et des gestes, et un vide existe dans lequel nous nous enfonçons, emportés par la passion de dire, et de faire, aux dimensions de rêve. Tout est dit, observe Huguette de Broqueville, le rêve, les mots, le silence. Entre elle et moi, le mot silence, cet enfer de ne pouvoir mourir à temps.
Incompréhension est le dernier mot du recueil. «Incompréhension, qui permet toutes les extrapolations, qui permet de rebondir dans le questionnement sans fin de notre solitude, de nos actes dérisoires, même si sur terre tout était couleur de terre, le ciel était tout bleu, on voyait tout à travers l’amour, même si le monde fut grand et beau, jusqu’à ce que vint l’incompréhension.
Si les mots se suicident, conclut Huguette de Broqueville, si le poète à chaque mot se suicide, où gît la vie ? Dans quel cloaque, quel mystère, quel soleil ? Le lecteur seul peut capter un rayon de cette clarté qui aveugle le poète.
France Bastia
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(“La Revue Nouvelle”, février 1998)
Visage du temps de Nemesio Sánchez
Photographies -Poèmes, Caja Salamanca y Soria, 1997, 125 P.
Vingt-neuf centimètres et demi sur vingt-et-un. Les photographies-poèmes de Nemesio Sánchez s’ouvrent lentement devant soi sur une table, dans une odeur et avec la douceur tactile d’un papier légèrement glacé. D’emblée on y trouve la photo d’un bassin hydraulique dont la clarté se fond au bout de l’image dans l’indistincte lueur d’une fin de journée. Sans doute cette manière de commencer pourrait-elle évoquer la belle métaphore de Du Bos pour qui la littérature constituait bien le bassin hydraulique d’une vie qui sans elle « ne serait qu’une chute d’eau »; mais ici l’image même se donne en lecture lente, et la photographie retient le cours du temps. On pourrait même le reprocher à Nemesio. Ses vues de sa terre natale, la Castille, témoignent d’un regard amarré au souvenir. Photos admirables, certes, et peut-être même récentes, mais qui laissent se déployer un monde presque exclusivement rural aux techniques anciennes, un monde buriné, comme figé dans l’empreinte des choses vues jadis. Ce monde-là arrive à nous agacer très légèrement d’abord : un peu comme s’il pesait sur nous la responsabilité d’une évolution cependant inévitable.
Pourtant, une fois mises au jour les raisons de ces premières réserves, on en vient à mieux lire l’ouvrage de Sánchez. Celui-ci, en effet, n’entend nullement dresser l’inventaire d’une quelconque province. Il ne prétend pas faire le reportage d’une société en voie de disparition. Son Visage du temps, habilement sous-titré « photographies-poèmes » attend et appelle d’autres lectures. Celle, bien sûr, d’un jeu très subtil entre les poèmes et les images; celle, ensuite, d’un témoignage très juste et fort sur la réalité combien prégnante de l’exil. L’exilé se trouve en l’occurrence aux prises avec deux langages : le texte et l’image, mais aussi bien avec deux langues: la sienne et la nôtre, puisque les poèmes castillans paraissent simultanément accompagnés de leur version française.
Dès lors, et parce qu’elle traduit cette situation à la fois singulière et si généralement répandue, l’œuvre de Nemesio Sánchez rejoint notre actualité la plus brûlante. Elle propose un voyage langagier et imaginaire sous les auspices d’une méditation sur le temps dont chacun pourra trouver un écho dans sa propre histoire. La désuétude affirmée du visible trouve de paradoxales harmoniques dans la modernité du dire. Là, sans doute, se trouve le secret de ce très beau livre. On y entre étranger, confronté à l’étrange singularité d’une voix qui, pourtant, décline une sorte de mémoire commune. On s’y découvre déraciné, ne fut-on en rien voyageur, parce que Sánchez, sans en expliquer quoi que ce soit, avoue sa part d’égarement dans cette affaire de mémoire et de racine. Visage du temps se révèle donc en fin de compte comme un livre total, car tout ici – les textes, les images, les traductions et la composition graphique – porte au voyage. Voyage de la langue maternelle à l’autre langue, du souvenir, sa traduction, de l’instant figé au flottement de l’expression. Le temps nous fait voyageurs. Il n’a d’autre visage que l’espace infime entre l’intimité du souvenir et la fragilité de son aveu. Notre regard circule dans un léger espace déployé sur de grands rectangles, et l’on en sort ému, attentif et pli humain, je pense.
Lucien Noullez
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(“La Libre Belgique”, 17 novembre 1995)
Exposées, ces jours derniers, en la Galerie 2016 (rue des Pierres,à Bruxelles), d’émouvantes photographies de Nemesio Sánchez encadrent les poèmes en espagnol (traduits en français par l’auteur et Coleen Duffy) de ce fascinant “Visage du temps”.
“… dans le temps, je suis poussière qu’à nouveau emportera le vent”, écrit l’ardent auteur d'”À travers un regard” qui fige les vagues de son âme au travers d’images en noir et blanc, miroirs d’impressionnants décors de sa natale Salamanque, de sites portuaires que hérissent des grues, de verrous de portes aux lourds secrets et d’ancres qu’armure la rouille du rêve.
On y admire aussi des portraits de la regrettée Edith De Vries, et quelques nus sans visage, d’une envoûtante sensualité, dont les doigts s’apparentent aux racines de l’arbre. Sans oublier des vues de l’atelier du grand peintre Camille De Taeye – qui écrit de Nemesio Sánchez que, “pour nous, il se tâte en son dedans, là où les sentiments se gravent, là où le voyeur est l’instrument d’une réflexion. Pas de flou artistique, ni de phrases divinatoires, il ne manque pas un caillou ni un adjectif. Ses photos ont des odeurs, ses textes comblent les vides. Bref, il aime.”
Francis Matthys