LA PAYE SAUVAGE 11 mars 2014 – 30 octobre 2014
(Extrait d’un dactylogramme inédit)
Nos respirations, ces vies vivantes. Les mots y font leurs cercles, une brise soufflée à la surface de l’eau. C’est là notre lieu indécidable.
Il faut entendre l’équilibre chercher sa propre hauteur !
Parce qu’un jour, j’ai trébuché contre eux, les mots me sont restés troublés. Ce trouble rattrape le travail quotidien, les mains s’y affairent, elles vont les unes vers les autres.
Tenir debout sur toute la hauteur.
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Ne pas renverser le monde. Tenir debout sur toute la hauteur. Comme si le sol l’attendait de nous.
Je rassemble tout ce que je peux dans la marche. Nous passons avec. Trouver l’air qu’il faut à la respiration.
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Parce qu’un jour j’ai trébuché contre elle, les choses m’en sont restées troublées. Quelques pas loin de la lampe, l’obscurité me soutenait de sa profondeur.
C’était comme voir l’enfance de la nuit.
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Parce qu’un jour j’ai trébuché contre les mots, les choses me sont restés troublées.
Retranché sous un pas de porte, j’attends que l’averse passe. Forcé à la halte, je prends ce moment offert par la pluie.
Les mots, que viennent-ils faire ici ? Et si je me plains d’eux, verrais-je enfin qu’il s’agit de moi ?
Me restera-t-il encore de ces instants de retrait, derrière lesquels c’est comme si je n’étais pas ?
*
Il suffit pour porter notre présence du point de contact où se tient le corps debout, de l’air que la respiration traverse et d’épaules pour appuyer nos accolades.
Enfin, être cet abri de chair dont on protège la présence en l’égalant à un instant du monde.
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Parce qu’un jour j’ai trébuché contre les choses, les mots me sont restés troublés.
Ce point où je suis, sans à peu près, strictement mesuré. Laisser derrière-soi, l’idée de s’en extraire ou même d’accroître son domaine.
Se tenir dans cet instant et cet espace qu’il faudra céder.
*
Parce qu’un jour j’ai trébuché contre les mots et les choses, il n’est resté que trouble. Fragilité qui m’a fait voir mon parent dans un brin d’herbe.
C’est sans doute contre un corps que je me suis retrouvé au bas de la chute. Ne voyez-vous cette évidence ? Un corps qui fit défaut, entraîné bien en-deçà de lui-même avant que l’on s’y mette.
L’île que l’on est, est un trou. Peut-elle être autre chose ?
*
Le monde ne vieillit que parce que nous y sommes. Mais cette lumière où nous sommes nés, sous une ardeur qui nous a touchés sans que nous n’en sachions rien ! Longtemps, depuis ce qui m’apparaît maintenant comme l’une de ces violences vitales qui nous jettent ici, j’ai cherché à en retrouver la force, le reliement, cette hospitalité du monde, la partie de soi qui tient avec ce qui est. Elle est cette autre partie de soi qui se dérobe à mesure qu’on s’avance vers elle. L’horizon que porte le monde, notre salutation au paysage sans qu’on en soit davantage qu’un instant.
C’est la paye sauvage, elle fait le pendant à la question aveugle.
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L’instant que rien ne referme, main basse sur nous par ce qui n’a centre ni circonférence, quelques pas d’une joie inatteignable. Elle nous atteint, rétablissant le rapport du monde sur nous. Rien d’un matin éternel mais la lumière que l’on sait changeante où notre regard pose le corps dans une chaleur bienfaisante. Le moment d’une clarté, toujours à la pointe de son effort. Ce dehors total –mais encore inachevé– inachevable où l’on est sans calculs ni affaires.
Dans cette lumière et ce silence, le monde que j’accueille qui est mon jour et ma nuit.
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Il me semble que je n’en viendrai jamais à bout. Pourtant, cela serait, il ne me resterait que des jours secs, faits d’un seul versant de la soif, celui qui tarît les eaux.
Ces eaux qui peuvent tout pour la soif, déposent leur courant et leur horizon dans la chair que je suis.
Et qui penserait empêcher la soif en buvant ?
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Un jour on tombe après avoir marché jusqu’à l’épuisement. Aucune veillée d’armes ne précède nos départs. On arrive, on se lève, on se met en marche, on est parti. On tombe. On a fini. Vous-même, n’est-ce ainsi que vous avancez ?
Une chose reste hors d’atteinte : le passage. Ce que nous sommes, qu’il faut rendre constamment. Rendre, tout, à chaque pas.
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On se tient dans l’espace de la minute, avant qu’elle n’éclate. J’aimerais que ce soit comme une danse mais déjà la lumière baisse. On y voit de moins en moins : où sont les autres ? Apprendre à buter sur rien. Danser seul, tomber seul, se relever avec les mots à la hauteur du saut.
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Laisser faire la lumière, elle pénètre les sèves. Je ne me retrouve jamais suffisamment près d’elle. Mais la lumière, ce n’est pas le sens, sa clarté ne dit rien. Les sèves non plus ne disent rien. Des silences : ce n’est pas même question aveugle.
La force de se mêler aux présences et le refus de voir le réel comme ce qui suffit. Regarder une chaise quand on n’y est pas. Mieux, la voir hors de nos présences ; seulement là, pour rien, selon la vie des choses qui n’est pas la vie.
Y voir, à cet instant, la plus grande présence dont nous soyons capables. Une trace de tant de passages. La trace d’un seul.
*
On va tant que ça dure. Le temps, les heures que l’on fait passer derrière-soi. Simplement, on passe derrière elles nous aussi. Saura-t-on ce que c’est ? Ce qui passe assez près dans le corps, on finirait par l’ignorer. Ça va sans tracé exact, cela pèse sur le sens qu’on voudrait donner aux choses, cela pèse comme un trou.
Ce que j’appelle avec les mots qui continue à faire son bruit.
*
Le réel : ce qui reste quand on n’y est pas. Avant qu’on y soit.
Nous serions oubliés là, jamais tout à fait comme une chose, pas davantage que les sèves. Parmi elles et, guidés par la lumière, vers le haut.
Bien que l’échelle des sèves nous soit plus courte qu’à elles, nous montons. C’est-à-dire, en ce qui nous concerne, nous attendons. Nous sommes là, à marcher dans les gestes de l’attente. Cent pas qui vont de un à cent. Il y a des jours, je déborde comme lait oublié sur le feu.
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Sortie dans tous les sens de l’immédiat : joie sauvage.
Il y a aussi, la serpillère qu’on essore, on la tord dans un mouvement tournant des mains, torsion asphyxie l’eau. Les poings blanchissent dans l’effort, le sang reflue. On serre, on dégorge, rien dans le nœud, ni air ni lumière.
On a tout chassé ; il reste l’épuisement.
La force encore pour frapper le linge essoré partout, au sol, aux murs, sur ceux qui passent. Tout se réveille, court dans tous les sens pour échapper au frappement.
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C’est ainsi que ce qui n’existe pas n’a pas de nom. Mais ce pour quoi on n’a pas de mot se tient là. Et bien que ce soit vaste, cela n’occupe pas toute la place. Il y a ce qui existe et traverse le champ des mots.
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Ce pour quoi on n’a pas de mots se tient là. Question aveugle.
C’est du vent constant, un souffle qui bat les visages, une présence où s’appuie ce qui existe, sur quoi le monde avance. Cela se passe sans nous mais nous ne pouvons compter sans cela. Si la langue double le monde, elle trouve son orient dans cette question aveugle.
La paye sauvage, c’est le désir d’atteindre la question aveugle avec les mots que nous n’avons pas.