Un crayon pour des acrobates (Extraits)
1.
La chair dans ce verre de vin
déjà engloutie par la nuit
transporte lentement les rêves.
Alors tu dis seigneur
et Le Seigneur est là,
sous le basson
sous le cristal.
2.
Grand singe, te voilà très musical.
Tu as vingt ans dans les vents faibles
et tu t’endors,
mâchant des noms de filles
et fredonnant un jazz au bleu puissant,
mélancolique sous les feuilles.
3.
Un enfant seul à la fenêtre
écoute l’oiseau décoiffé.
Plus tard il verra des chevreuils dans la mer grise.
Et qui pourrait empêcher nos espoirs
de se rouler dans des laines profondes ?
4.
Quand une épaule nue accroche mon regard
je suis un garçonnet de quarante ans
qui lit de la musique dans les trains,
qui marche entre les rails et se refait la vie,
comme au collège on respire les émotions
d’un ennui pur.
5 .
Dans cette vie, le gros trou noir
je cherche à le combler.
L’aspirateur
veut le combler aussi.
Il faut s’entendre,
disent les simples
en oraison.
6.
Bien sûr je pense à Catapulte
en écrivant cela.
(Ainsi surnommait-on le fils du carrossier).
Il s’est tué en mobylette
un soir radieux,
comme en font quelquefois les filles
aux plus maladroits d’entre-nous.
7.
Méchante femme !
Et la méchanceté, de son parapluie noir
assombrit tout le peuple humain.
Quant aux hommes méchants
ils accusent les soies
et les poignards cachés
à l’ombre des fées blanches.
8.
Bien sûr qu’au ciel on compte les péchés !
On les recompte,
on n’en croit pas ses doigts.
Et puis, par la fenêtre ouverte
un grand vent vient mêler
les roses aux cendres
et la prière
aux charabias .
9.
Un jardin tombe tout entier dans le sommeil
de mon amour.
La ville se chiffonne quand elle dort
et, joyeux, les marins de l’aube, les postiers,
les boulangers, les crieurs de légumes, les
fleuristes
offrent à la pluie
un chœur nouveau.
10.
O mains rouges du Christ, mains de Jésus,
mains de péniches dans le ciel, un peu rouillées
et mains de mon beau-père Franz,
calleuses, très profondes et parfaitement mains.
Il neige sur le temps,
ô pauvres mains.
11.
Mais après tout, toutes les robes qu’on enlève
ne volent pas.
J’en ai vu quelquefois flotter au sud
sous l’œil moqueur des perroquets,
toujours à rechercher la source,
malgré la peur
dans la bagarre des torrents.
12.
Peut-être faudrait-il une vie bien plus grande
(et la grandeur serait tout le silence accumulé)
pour saluer les petits rois de la poussière.
Alors, venez, poings d’ange, mes
moineaux.
13.
Les saintes femmes lavent aussi
les pieds de la musique.
« Un dièse simple où se touchent les corps
et tout est accompli »,
prétend le merle.
14.
Et s’il n’y avait rien,
rien qu’un carillon creux
pour que rêvent ici
les feuilles obstinées
et les humains têtus ?
15.
Avant les hommes priaient, nous dit-on.
Maintenant ils remontent.
Quand cela monte, les prières
laissent le rouge aux coquelicots.
Mais quand plus rien ne monte et rien ne prie,
le rouge n’a pas peur :
il donne à voir.
16.
Le clavicorde du ruisseau
répète « je vous aime ».
Un regard nous ferait tomber
sur la neige brulante.
Mais on ne marche pas avec les yeux.
Le temps demeure, fier glaçon
et grand volage.
17.
Ton sommeil enroulé dans les wagons
a mis des mains sur mes hanches boiteuses.
Les acrobates aux plis du cœur
vont te rejoindre
et ton corps, mon bleuet tragique,
montera dans mes yeux fermés.
18.
Pour Romane
Votre fillette encore engloutie dans l’immense
baptise en s’endormant nos cœurs de pauvres.
Elle ferme des yeux qui ne voient pas,
qui sont des phares sur la mer du temps.
Nous aurons toujours froid, loin de ce feu.
19.
J’entends l’avion qui n’entend rien.
Dans la fanfare, un crayon clair
a fait lever les yeux.
Comme plombé, le corps soupire
et la craie de la joie palpite.
Alors on aimerait valser aussi,
monde tourneur.
20.
Le cœur, au chapelet solaire dit encore :
« Aimez-vous Dutilleux ? »
L’indéchiffrable
aura toujours un couteau sur le cou
et la musique
un tranchant d’espérance
un peu plus loin.
21.
Pour Benoît Mernier
Kyrie pour les gros baisers des enthousiastes
et Christe pour la gouaille des forains.
Les antennes paraboliques
et les cheminées de la ville
répondent Gloria, Credo et Sanctus,
quand les usines affolées
lâchent leurs fumées pour
l’agneau.