NOEL Serge

Biographie

Serge Noël est né le 23 septembre 1956. Ecrivain bruxellois. Travailleur social et militant des milieux antiracistes et de la gauche radicale.

Bibliographie

  • Le violon loup, poème, chez l’auteur, 1979.
  • Dormir, poèmes, André De Rache Editeur, 1981 (Prix Lockem de l’Académie de langue et de littérature françaises de Belgique 1979).
  • Al Majnûn, poèmes, Editions du 22 Mars, 1985.
  • Voyage à auschwitz, poèmes, Turbulences Editions, 1998.
  • Je suis la plus petite place Tien Anmen du monde, poèmes, Editions LUX, 1999.
  • Reconstruisons notre chant d’amour et de guerre, poèmes, Editions Le Chant des Rues, 2004.
  • Passer le temps ou lui casser la gueule, Maëlstrom, 2005.
  • Journal d’un homme seul, roman, Editions Billiki, septembre 2005.
  • Le fils du père Noël, Maëlstrom, 2006.
  • La passe magique, L’Arbre à paroles, 2011. (Poésie ouverte sur le monde).
  • Exil de nos ivresses. Poèmes politiques 3. Maelström, 2011. (Bookleg).

Lauréat (1er et 5ème prix) du concours de poésie du Cercle de philosophie et Lettres de l’ULB, 2001.   Participations épisodiques à diverses revues: Commune, Marginales, Fram etc.

 

Textes

Le champs des signes

1. Il y a, sur le trottoir spongieux, un Monopoly qui s’est barré en couilles. Héritages d’anciens nazis que les familles encaissent en se bouchant le nez, saisies de biens meubles et immeubles par des huissiers que l’humanité de leurs clients n’intéressent pas, dévoration des maisons humbles par les ogres, vies bousculées comme des bouchons sur la mer de marbre des financiers, prisons que seuls les voleurs de pain peuplent de leurs rêves concassés, fraudes de riches amnistiées par le réalisme de la réalité des riches, mondes noyés, Soudan que la famine consume, après vingt-trois ans de sac pour le plaisir des économistes satinés du FMI, et la pluie, la pluie, la pluie.   Et tes yeux aussi, mon amour, et ta voix qui rie, qui brise les glaciations aux frontières meurtrières de l’Europe. De l’Europe blanche, blanchie, d’argent blanchi, et blême. Et la pluie.   2. Il y a deux jours, un garçon de trente ans a été retrouvé mort sous les roues d’un avion qui venait du Maroc, à Bruxelles. Et un autre, de quinze ans, à Paris. Et un autre a été abattu sur la plage, en vue des côtes d’Espagne. Et dix-neuf autres aujourd’hui ont échoué, corps stellaires de souffrance et de songes, près de Douikhla, en face des Canaries. Au même moment, une femme blanche examine d’un œil vide les documents apportés par un autre encore, au consulat de Belgique à Casablanca. Il a fallu payer, faire des files, accumuler des formulaires, des attestations, des certificats, faire des files, payer des timbres fiscaux, des actes, faire la file. Et la femme blanche examine. Son œil est vide. Et dans son crâne immense résonnent les grognottements d’ombres, et elle se demande comment elle va pouvoir rejeter, refuser, refouler. Elle manipule les pauvres papiers comme des ossements. Les papiers  déjà froissés, un peu sales, sur quoi reposent la vie et les rêves de l’autre.   Et ta bouche aussi, mon amour, et ce sourire d’éclatement de lumière qui explose les poitrines frigorifiées des fonctionnaires qui gagnent leur vie en concassant celle des autres. Et la pluie.   3. Dans la nuit qui a suivi, un enfant de douze ans ayant fui la honte de manger, chez lui, à Marrakech, est bourré de coups par un flic aux haines et aux mains épaisses, derrière l’ancienne gare des trains, à Tanger. Il brûle l’abri de carton et de plastique que le gamin s’était construit pour trouver quelques heures de sommeil, parfois. Et les étoiles chantent. Et les clients aisés venus d’Espagne sans visa, enculent d’autres gamins contre deux cents dirhams, dans une chambre pleine de silence et de poussière. Et chacun le sait. Et la prison d’Agadir résonne des pleurs de femmes lapidées par la morale des gens bien, qui font du commerce avec les clients d’Espagne. Gens honorables, repus, luisants. Assis sur une rumeur de poudre qui va quelque jour leur éclater le cul.   Et tes idées aussi, mon amour, tes espoirs, tes rêves, tes révoltes, qui remuent les cimes des arbres et ressemblent à des vols d’oiseaux de toutes les couleurs, que ne peuvent pas voir les comptables d’un monde en noir et blanc. Et gris. Et la pluie.   4. Les mots bleus aux heures bleues et, d’une chambre, à Rabat, le frottement soyeux des regards et des bouches, dans les ruelles écrasées de langueur de la médina. Toi mon âme frère, tu me regardais dormir, tu me l’as dit plus tard. Il y a plus de dix ans je lisais un roman de Marguerite Duras dans une autre chambre. D’hôpital. Je voulais devenir comme elle un alcoolique, un malade qui écrit de beaux livres. C’était au dernier étage d’un bâtiment immense. Il pleuvait, il pleuvait, il pleuvait, derrière les grandes vitres recouvertes de pleurs. Je me noyais dans mon malheur étrange. J’entretenais une flammèche recelée dans l’anfractuosité sèche de mon âme. Plus belle plus fabuleuse que le succès que la gloire. Plus jaune que la danse du jour doré dans le bâillement du corps. Plus rouge que les mots de désir que lâche ma bouche rêveuse. Plus dur et plus brillant que la samba des rues hérissées de violence et de joie. Et la pluie.   Et c’est toi mon amour, ahurissante certitude qui crucifie la mort d’un léger battement de cœur. C’est toi revanche des calvaires sans armes et sans crocs. Toi sur la plaine qui vient s’échouer dans la brume, au dernier étage de l’immeuble immense, où je guette la vie. Juché sur la douceur, harnaché de regards, vêtu de tendres mots, de souffles et de nuits grèges. Toi. Et la pluie qui bégaie.   5. Un gros Américain jute le mot merveilleux, il parle de la bombe sur Hiroshima. Les jeunes Japonais ne sont pas loin de penser que les survivants sont des vieux cons barbants. Et les vieux cons ouvrent les mains pour recréer les rues infinies de cendre et de corps noirs noués. Et d’ombres gravées de vies pulvérisées. Le cimetière instantané des maisons, des souvenirs, des chats, des chambres d’enfant, des livres ouverts, des plats fumants, des coins de rue habituels, des bicyclettes, des pétales, des airs de musique, des chemises sur les chaises, des photos des grands pères, des stylos et des taches d’encre, des colliers, des baisers, des soupirs. Merveilleux est le mot que jute le patriote obèse. Et la pluie, mais plutôt le crachin désespérant des haines.   Et toi mon amour, tu danses. Il y a un triangle magique entre tes sourcils et ta bouche, un triangle lumineux entre tes lèvres et tes yeux, où ton sourire ondoie, luit, gonfle ses plumes, son pelage de rousseur précieuse. Il y a un cristal de vent chaud dans tes mains brunes qui dessinent ton âme. Et sa fécondité de sous-bois bleuté au printemps.   6. Ce sont les chants de la douleur et de l’espoir teigneux. Ils sont anciens comme les gens courbés qui égrènent la terre. Ils frémissent aux frondaisons claires des montagnes qui allaitent les villages. Ils sont mimés par les mains dures et bercés de légendes. Ils sont formés par les lèvres noires des vieillards, portés par les vents courbes de leurs épaules minérales. Ils ont éclaté à Santiago du Chili, ils se sont mêlés de sang, des cris rouges des travailleurs saisonniers, des députés de gauche, des soldats en permission de pensée. Ils avançaient parmi les stèles des guerres, dans la mémoire des massacres, sous le pied des maîtres. Ils ont formé des cercles dans les mines du Pays Noir, des houles noires et lumineuses à Léopold Ville et Alger, des danses à Pretoria, chez les Indiens des Andes, dans les masures des Boxers, sur les quais des ports russes, des fantasias de gemme au milieu des Apaches, des laves de vaillance à Varsovie. Et aujourd’hui, aujourd’hui que les révolutions se vendent en Ukraine sous forme de breloques estampillées, que les mangeurs d’âme font sauter les métros, que les armuriers font les lois, que les banquiers vident les pays, les analystes, les politologues, les chroniqueurs nous disent que l’espoir de révolution est mort, et qu’il faut vivre dans la crainte du meurtre. Ce sont les chants obstinés de la vie qui viennent, reviennent, butés, vivants, suants, et qui niquent les commentateurs, les experts et les spécialistes. Et la pluie murmure ces voix qui serpentent entre les charniers.   Et toi, mon amour, tu chantes un chant d’amour au téléphone, tu me saoules de nostalgie et de douceur d’aimer, tu es la pépite trouvée au hasard des rivières, tu entends les chants des Berbères et des anciens qui résistaient à la France et aux sultans des centres impériaux. Tu es simplicité de lance, et dureté, tendresse de reflets d’un ciel capturé par le fer. Pluie de rires forcenés et vengeurs.   7. Tous les pays sont déchirants. Tous les pays sont déchirés. Avions acérés des mots portés par les bossa nova. Guitares nerveuses, émues, qui rient, qui larmoient et qui vengent les enfances. Tous les pays dansent sur les cendres de leur malheur, forêts piégées par les cris des oiseaux aux longues queues de ciel. Forêts intenses où grésillent les rêves végétaux. Défi de jazz aux fruits juteux des amants qui s’enlacent. Tous les pays sont déchirés. Balafrés de villes où la pauvreté tue, hantés des guerres et des prostitutions, des enfants qui s’échappent dans les effluves de la désespérance, pays, rochers, falaises, cascades de rêves odorants. Des corps se roulent, se pressent, se déchiffrent. Des chambres vibrent de silence. Ne vois-tu pas le monde infiniment majestueux des rhinocéros, des bus en grappes d’hommes qui regardent la route en riant, des gerbes de douleurs, d’arbres géants et deux fois millénaires, des dauphins qui lissent les bateaux où dorment des familles bientôt réunies, des trompettes de cuivre éclatant dont la vocifération cambrée colore les boulevards où tanguent les ivrognes philosophes, des gazelles de cristal incassable, des girafes fragiles et puissantes qui bougent comme des rêves d’amour, des embouteillages et des radios qui babillent, des cacatoès de rumeurs aux terrasses de cafés où passent les filles brunes que sifflent les garçons noirs. Tous les pays sont déchirants, déchirés, défaits, triomphants et rêvés. Hanches muées en mouvements de musiques qui secouent le ciel et la terre. Hanches proches, intimes, odeurs de corps enivrantes, musquées, fermées comme des fruits mûrs. Tous les pays sont beaux, me saoulent, sont déchirants, explosent. Un piano désintègre la nuit. Regarde ce monde hérissé de beauté, tumultueux, vivant, fulminations de désir et d’amour. Il faut que tu te battes pour lui.  Sache que la vie est immortelle quand elle chante. Et quand la pluie mon frère se fait fourrure de désirs aux fenêtres.   Et toi mon amour, toi, tu es beau comme un homme qui souffle dans sa trompette, compose à la guitare une échelle de soie, danse avec sa contrebasse. Tu es beau comme les grands savants noirs du jazz. Et les grands savants blancs. Et les crème. Et leurs voix bleues. Tu es beau comme un communiste allemand qui escamote un enfant juif à Buchenwald. Parce que le bleu est partout. Parce qu’il pleut douleur, parce qu’il pleut douceur.   8 Le boogie-woogie était une danse communiste. L’été était une saison secrète, remplie de pollens, de poussières corruptrices et dorées, de caresses, de plongeons. Mes tétons me chatouillaient, je me demandais ce qu’il m’arrivait. Mon corps grandissait avec mes rêves et des ligaments de rêve, des antennes de chair sensible, des yeux internes, des pommes de nerf envahissant ma chambre, des étoiles inintelligibles comme des visages inconnus. Des nuits volées. Les mains longues, de nuit, brunes de plaisir, du métis, et le bruit mou, saccadé des fruits, à la fin du mois d’août. Ma mère une femme de soleil, jeune femme si belle, rieuse, aux épaules de séduction, et les jardins clandestins de mes rêves, avec leurs compagnies de limaces et de fourmis qui formulaient d’ésotériques quadrilles. Le ciel de ce temps-là était intemporel, c’était un visage sans traits, de toutes les beautés, de toutes les ivresses, sans savoir, sans être ivre, sans désir. Etrange passion du rêve. Je t’aimais déjà. Je ne savais rien. Ni du vent, ni du matin, ni de la pluie.   Et toi, mon amour, quelque part dans les étoiles de mes rêves, ces étoiles qui m’ont fait. Toi mon amour, cheval de vie, dont je parlais dans les cafés la nuit, il y a vingt ans. Toi que je suivais à l’aveugle dans les champs aveugles. Toi, l’évidence, l’alcool tango, l’ami louche, les nuits de plâtre, l’ange exterminateur, l’oiseau d’étrange augure, le coquelicot incassable. La pluie complice dans mon cou.   9. Les journaux et la télévision avaient annoncé une nuit des étoiles. Quelqu’un, dans une autre rue, jouait sur un piano comme une jeune fille haletante que poursuivent des violons loups. C’était la nuit des étoiles, la nuit du doute. Il y a toujours une nuit, un doute. Les deux amants, toi et moi. Moi gisant sur une pluie de jours mornes, dans mon ennui, et mon amour, Majid, qui tournoyait dans le lointain. Les deux amants s’étaient rejoints, chacun monté sur un cheval d’étoiles. Agrippant des baisers aux crinières d’étoiles des purs sangs que l’on sentait hennir au secret des paupières. Dans le ciel bleu foncé tes yeux sont des étoiles bleu clair. C’est ce que tu m’avais dit au téléphone, je devinais ton rire gentil, dans une rue chaude de Meknès, quand tu murmurais tes mots d’amour parmi les passants ignorants. Et tes yeux mon amour sont des étoiles noires. Plus scintillantes que la calcination obscure de mon cœur. C’était la nuit du doute. Il y en a toujours une, il y en a toujours un. Nous chevauchions côte à côte sur nos étalons d’éther, une poussière de comètes minuscules à chaque claquement de sabot naissait et couronnait nos fronts bleus. Et dans mon cœur mon visage se figeait. Une question muette, immobile, éternelle, statue de sel de mon âme, silence de pierre de mon cœur. La nuit où les étoiles dansaient dans les bras des amants, la question butée de l’amour s’est montrée, comme un visage blanc à une fenêtre. Sans raison. Sans dessein. Comme une procédure administrative et machinale. C’était il y a deux nuits, la nuit des étoiles. Et je dors mal depuis. Et je veille mal. Je suis un cheval somnolant, qui cherche le sommeil, mais taraudé par des taons irréductibles et durs. Je suis un château sur la falaise, et la mer grise m’arrache mes silences et mes peurs. Je suis couché sur mon lit rouge, et je regarde les étoiles filer, sous la voûte de mes regards. Et je meurs de nostalgie à l’idée de galoper avec toi, Majid, dans les champs incendiés de la nuit. Et cet été la pluie, la pluie est mon caban d’habitudes et d’attente.   Et toi Majid, tu reprends chaque jour les mots de l’espoir et du vent. Les mots qui désirent et qui rêvent. Les mots où tu m’assieds sur un trône de tendresse, les mots dont tu me peints, et qui sont ta magie, les mots qui nous habillent, et chantent ta beauté, les mots qui sont maison où repose ton cœur, ton cœur d’étoiles, mon amour, les mots que tu souffles à mon cœur, comme à l’oreille d’un vieux cheval effarouché, pour l’apaiser, désarmer sa peur, l’enjôler, le séduire. Et je me laisse caresser le col par tes mots. Et je soupire. Et l’amour lentement, doucement, chemine. Et la pluie coule sur moi, tiède et complice.      10. L’auteur pose un index sur la lèvre inférieure, le pouce soutenant le menton. Il plisse les yeux, non, le regard, voilà il plisse le regard. Où en est-il, avec les mots ? Une valse très lente, presque lourde, mais chaude, à la tendre odeur de sucre et de lait, et les voix d’une femme et d’un homme qui s’égosillent et font s’épanouir de larges fleurs de sang. Les rues du centre ville sont mouillées, luisantes, creuses. Des gens se croisent, l’air idiot, à la recherche d’aventures sans questions. Ils sont saouls, sans amour, sans folie. J’ai fait une promenade, je filais le train à l’ennui. J’avais les mains en poche. Je racontais des histoires au ciel bouché qui me pissait dessus. Le ciel cet été, vieillard incontinent. Je pensais à notre conversation. Au reportage à la télévision. Tu espérais que ces cons du consulat n’allaient pas nous faire chier, mon amour. Et cette femme au journal télévisé expliquait comment on fait pour expédier les gens, comme des paquets, des problèmes administratifs. C’est sa vie, son métier, elle débusque des jeunes hommes, des enfants, des familles, des regards, des sourires, des rêves, des entrailles, de la chaleur, elle les refoule, elle les chasse, elle les dépêche, comme un formulaire, un colis. Je tournais dans ces rues vides, sonores, trop nettes. Une grosse dame du nom de M. Connarde s’occupe, à l’Orifice des étrangers, d’anathématiser les espérances et les désirs, de renvoyer les rêveurs et leur corps au milieu des chagrins et des meurtres. Et notre vie, notre amour est une phrase soulignée en rouge dans une farde, sur un bureau, chez des fonctionnaires livides dont les doigts gelés manipulent nos rêves. L’auteur baisse la main, les sourcils froncés. C’est de moi, moi qu’on parle. Moi qui suis libre, moi qui suis un homme, moi qui ne me savais pas si ressemblant aux ombres qui sont des statistiques dans un rapport de préposé. Ce sont des pluies de néant dans les yeux morts du monde.   Et toi mon amour, tu attends. Tu tournes dans les rues encombrées et bouillantes de Meknès, pour le moment parallèles aux rues inutiles de Bruxelles. Et ta voix, Majid, tes mots qui chatoient, qui rient, qui s’ouvrent, qui battent des ailes, qui grondent dans le ciel et le signent d’une zébrure blanche, sont l’explosion de Martine Connarde et des hommes machines de l’Orifice des Etranges. Tu es autre chose, tu es ailleurs, dans la vraie vie, que je vis déjà avec toi. Le souvenir de tes caresses ruisselle et pleut dans mon corps.   11. On est à l’aube du quinze août. Je croyais dormir cette nuit comme un loir lové dans la mousse jaunie de l’été. Je me suis mis à relire les poèmes d’amour que j’ai écrit pour toi, de toi, par toi. J’ai balancé dans la sono des sévillanes chatoyantes comme des queues de paon. J’ai lu. J’entendais ta voix simple et sonore qui me disait je t’aime, et tu t’arrêtes un instant, tu hésites, tu me dis tu m’écoutes, parce que je ne dis rien, je t’écoute, j’écoute ton silence, par lequel passent tes pensées. Je me serais couché. J’aurais croisé mes mains sous ma nuque, à l’affût des souris grises de la pluie. Je me serais demandé comment on danse encore à Yaoundé, Abidjan, Kinshasa. J’aurais essayé d’imaginer mon pote Mohamed Moussa dans les rues de Casablanca, entreprenant de se remémorer une phrase qu’il a écrite à propos d’un enfant soldat, pour son premier roman. Et mon ami Sako qui sillonne le Maroc pour recueillir les témoignages d’exilés africains et faire un beau livre avec moi. Sako à la voix de plumage, de douceur et de gentillesse. A l’aube du quinze août je voudrais abolir les nuits, les seuils des nuits où s’endormir. Je voudrais abroger les sommeils qui ne sont pas désir. Qui ne sont pas écume. Comme chaque fois que j’écris un poème la nuit, je cherche à marquer le temps comme on écorne une page d’un livre, pour y revenir, se souvenir, y être encore. Et ça marche. Il y a ici des mots que j’ai dits dans une chambre l’hiver passé à Tanger, je m’y revois. Cette chambre à la chaux, un peu trop grande, mal flanquée d’une fenêtre de guingois qui donnait sur la cour. Il faisait froid, les châles étaient lourds des corps jaunes et durs. Et la salle de bain, à gauche, un petit couloir, une baignoire énorme, une eau tiède crachotée par le robinet à grandes oreilles. Sous les couvertures pesantes et raides qui glissaient de mes jambes, j’écrivais. Je parlais de toi. Ce serait l’aube en décembre. Et c’est l’aube en août. Je parle de toi. De bouche passée à oreille présente, je passe le mot. Et la pluie, curieusement, a cessé.   Mais toi, qui monte sur le toit de la maison familiale pour me dire que tu m’aimes, toi Majid, avec qui j’arpentais les rues de Rabat, accrochant parfois ton petit doigt dans la foule, toi, sucre et force, qui es entré dans la gare de Tanger, ce sourire de citronnelle sur les lèvres, toi, je te connais depuis toujours. Tu as toujours vécu dans ma maison, tu es voisin, évident, intime. Je t’aime. Et la pluie a cessé.   12. Mario. Je suce sans blabla reçois. Et la lune me ressembla. La lune blême qui s’assoit, posant sa joue d’ombre et de soie, sur le rêve qui va de soi.  Charlie a quelque chose d’un peu éberlué qui me plaît. Ce Rwandais de 26 ans aime les bêtes au point de faire des études de vétérinaire et espère soigner le bétail et les grands animaux de son pays. Il rêve d’être musicien, se trouve trop vieux pour apprendre la guitare et le regrette déjà. Il m’écoute parler de mon enfance pauvre, de mon métier, de l’écriture, de la passion, ce soir du 17 août, sous les armatures métalliques de la Halle St Géry. Nous parlons aussi de bières spéciales, d’amitié. Plus tôt dans la soirée, c’est moi qui écoutait Emmanuel parler de lui, de ses études de journaliste, de sa galerie d’art africain, de ses études d’anthropologue, des professeurs qui le passionnent ou le débectent, de ses passions, de sa famille aux Etats-Unis et au Cameroun. Charlie est grand, très mince, presque maigre, les yeux lui sortent de la tête et il a un sourire enjôleur qui les fait se rétrécir en amandes douces. Emmanuel est petit et sa tête rieuse, ronde, percée de deux yeux en billes de charbon brillant, exprime la malice et la gentillesse. Tous deux m’observent et je les observe. Bruxelles est chaud, même la nuit, et les rues débordent de gens qui boivent aux terrasses, parlent de choses et d’autres, avec des éclats parfois, et rient. Mario sur internet continue peut-être de sucer sans blabla. Je ne sais pas. Une ville, c’est complexe, un assemblage apparemment aléatoire de luminaires indécis, de contours luisants, de bulles clignotantes, de rêves en drapeaux de nuage, de voyages qui se croisent, s’arrêtent, se poursuivent, croient s’achever mais ne s’achèvent jamais. Les mots viennent coudre des dentelles ambiguës, fades ou drôles, aux épaules des hommes qui passent et se roulent des cigarettes, un peu de shit dans le creux de la paume. On a recueilli nonante trois Ivoiriens dans un bateau, au large de Tenerife. Ils étaient affamés, assoiffés, mais vivants. L’article qui en parle est coincé entre un reportage sur la pèche de crevettes à cheval à la mer et un entrefilet à propos d’une championne de gobage d’œufs durs, en Autriche, il me semble. Je me rends compte que, dès que je cesse de parler d’amour, mes poèmes reprennent inlassablement la même tentative de trouver un sens au chaos effarant du monde, à cette coexistence de futilité et de mort, de souffrance et de haute couture, de recettes de clafouti et de désespoir. Je n’ai pas dû lire assez de philosophes, quelque chose m’échappe. Il me reste un sentiment de tristesse navrée dans la poitrine, et une difficulté croissante à endurer la mesquinerie et les petits calculs de termite des gens qui estiment avoir quelque chose à perdre si on devait le donner à d’autres. Je risque de devenir moralisateur et misanthrope. Il faudra encore passer des soirées avec Emmanuel et Charlie, les écouter parler d’eux et leur parler de moi. Il faudra encore, mon amour, rêver de toi quand tu n’es pas là, quand tu es là aussi d’ailleurs, te parler te parler quand tu es là, quand tu n’es pas là aussi. Le soleil, comme une nudité, s’est révélé sous le vêtement disparu de la pluie.   Toi mon amour tu tires le temps par les cheveux, tu traques l’ombre à midi, tu somnole à l’abri de l’ennui, secrètement tu es en train de t’exiler de ton présent, secrètement pour toi-même et les autres, sauf pour moi. Et le soleil est une armure qui t’épuise.   13. La chanteuse noire laisse passer des fleuves. Le trompettiste blanc semble tenir le ciel par les épaules. Tous deux font avancer la caravane de leurs rêves, de leurs blessures, de leurs nuits. J’ai chanté, c’est fini. J’ai chanté pour toi, et j’ai toujours envie de mourir, dit la chanteuse qui a perdu son amant. Et la trompette déchire le voile absurde de la nuit. Si vous êtes Guinéen et que vous voulez séjourner en Europe, vendez votre âme au dictateur, vous recevrez un visa, vous viendrez espionner les hommes et les femmes qui ont fui. Sinon passez les frontières à pieds, à travers le désert et, au Maroc, cachez-vous des flics et des voyous qui vous prendrons en chasse et, en Belgique, vivez dans la pauvreté organisée par l’Etat, dans la peur d’être un soir embarqué par une camionnette spéciale où des flics et des fonctionnaires de l’Office des étrangers vous pousseront d’un grand coup de pied dans le dos. Soyez amis et chiens du dictateur sanglant de Conakry, et l’Etat belge s’effacera devant vous, avec une courbette. Soyez simplement un être humain qui cherche à vivre, et vous serez traqué comme un chien. La chanteuse meurt de chagrin, l’humoriste n’est pas drôle, la contrebasse fait vibrer la fumée des cigarettes. Les fonctionnaires écoutent la musique, mais leurs oreilles sont froides, et leurs yeux sont froids. Ils savent ce qu’ils font. Ils tuent le cœur d’hommes et de femmes à petits feux de paperasses, d’abus de pouvoir, de frigidité légale. Ce sont des machines raides et qui puent. Ne me présentez pas un fonctionnaire de l’Orifice des Etranges à l’occasion d’un cocktail, d’un pince-fesse, d’une conférence. On ne peut pas être une machine morte huit heures par jour, cinq jours par semaine, et un être humain le reste du temps. Et la chanteuse se meurt. La trompette a pris la nuit par le bras, danse avec elle, mollement, dans la fumée, les buées de l’ivresse et du désespoir. Une bourgeoise écervelée saoule son amant de propos idiots, elle se plaint, la nuit n’est jamais belle. Ce qu’elle laisse passer, la chanteuse, ce sont les files de fantômes assoiffés qui traversent le désert, et puis la mer, et viennent se rompre les os sur les dents mortes des fonctionnaires. Cette nuit du 23 août, tu es loin. Les mains mortes d’un fonctionnaire, agitant les pauvres papiers sales de nos vies, sont des centaines de kilomètres de solitude et d’angoisse entre nous, mon amour. Folie pure. La pluie est revenue.   Et toi  mon amour, tu ne quittes la chambre de tes rêves que pour rire au téléphone et trahir ton angoisse. C’est dans deux jours. Ta voix mon amour, sous la pluie qui danse aux fenêtres, est large et chaude comme la chanteuse qui se meurt, comme la trompette qui se lance, cristal de braise dans la nuit noire.   14. L’Orifice des Etranges nous frappe de stupeur. Ils t’ont dit au consulat de Casablanca que le dossier suit son court. Au téléphone ta voix frissonne comme un vent d’automne. Tu parles de ta vie sans couleur dans une famille qui t’est presque inconnue. Tu ne comprends pas ces fonctionnaires qui te renvoient, te font revenir, te disent des choses sans te regarder. Tu frémis de colère, tu ne comprends pas. Pour eux tu es un étranger. Tu l’es. Mais chez toi. Cinq ans de prison te pendent au nez pour crime d’amour interdit. Sans parler des regards, des gouffres inimaginables du mépris. Et cela se creuse en toi. Ce sont des cruautés que ces machines papivores ne peuvent même pas imaginer. Ils n’ont lu aucun livre, aucune philosophie, aucune histoire, aucun rêve. Ils ne savent rien du monde. Le dossier suit son cours, étrange caravane de mots qui tyrannise nos nuits, nos songes, nos douleurs, étrange chien jaune qui bave dans un couloir. Ils n’ont lu aucun poème, de personne, de nulle part, jamais. Ils n’ont aucune culture des gens, des géographies, des voyages, jamais. Ils ouvrent et ferment les frontières avec une calculette. Ils font partie de cette armée qui chasse l’Homme noir depuis la frontière mauritanienne jusqu’aux abords de la Bourse. Des hommes noirs dans les commissariats du Maroc attendent dans des oubliettes pouilleuses d’être cinquante-quatre pour qu’on les renvoie par paquets, par grappes, à leur détresse, à leur désert. Des hommes noirs capturés à l’Albertine comme des papillons et broyés par les mains blanches et froides des flics qui font leur devoir. Les hommes trébuchent sur les calculettes de la Commission européenne. On passe le visage peint d’argent. On crève le visage nu. Une armée de calculettes qui traquent l’Homme Noir dans les rues, le coince dans des cellules, lui examinent les dents, le fait trimer dans des cuisines, le loge pour 400 euros dans un cube de crasse, lui vole son or, casse ses villages, assèche ses champs, extermine ses droits sociaux. Ridiculise son passé. Humilie son sourire. J’ai vu hier soir dans une camionnette de flics un homme noir les poignets ligaturés, le flic l’a pris par l’épaule, l’a poussé. Dans sa tête, l’Homme noir rêvait encore de liberté, de vie humaine. Dans sa tête le flic blanc ne rêvait à rien, il poussait, repoussait. Une mer. Il repoussait une mer d’affliction et d’espoir. Sans rêve. Sans imagination. J’ai regardé l’Homme noir et je me suis cru lui. Le flic m’a regardé, ses yeux étaient des soupirs de sel. Et j’avais honte. Et mon pauvre cœur qui est de terre noire et de vent noir avait honte et souffrait. Et j’étais férocement étranger à cette nation de vents froids. Je hais ce pays. Je hais ses frontières, ses flics convoyeurs de néant, ses chasseurs de pauvres, son ministre de l’Intérieur vide et tranché. Je hais ses mots blancs qui parlent de raison, quand sa raison est celle du plus fort, de l’argent, du pouvoir, qu’elle pue la chair morte, qu’elle est vieille comme la colonie, comme les expéditions punitives, comme le caoutchouc récolté de force, comme les yeux morts de Lumumba. Arrogants cannibales fades. Voleurs de trésors et de rêves. Ils ont façonné le monde à leur image de dieux crucifiés. Le monde craque de chagrin, il s’épuise. Et les voilà qui donnent des leçons. Qui gèrent les désespoirs et les meurtres comme des chiffres en bas de page. Ils sont fous. Vous êtes fous fonctionnaires de l’Orifice des Etranges, ministre de l’Intérieur flamand de droite, flics qui menez paître les troupeaux dans la raideur et le silence, calculettes cliquetantes et voraces, vous êtes fous, fous, fous.  Horribles, épouvantables, invraisemblables. Etranges. Combien étranges et étrangers. La pluie cet été a pleuré votre univers où les chômeurs ont tord, où les financiers internationaux salivent sur vos manches, où les forces de l’ordure rassemblent les multitudes de miséreux pour les conduire à l’équarrissoir, où votre bouche est celle de l’Etat et dit des mots de gaz d’échappement qui font disparaître les glaciers, les espèces, les espoirs.   Et toi Majid ta voix frémit au téléphone. Tu crains d’être le sacrifié, la brebis, l’égaré. Tu frémis, tu frissonnes de colère à l’idée du pouvoir que cette femme crayeuse du consulat de Casablanca prend sur toi comme si c’était naturel. Mais, Majid, notre histoire est celle des peuples qui chantent, qui parlent d’amour, qui rêvent de liberté. Nous nous aimons et leurs armes blanches se brisent sur nos fêtes, sur nos lèvres, sur nos caresses.   15. La ville ce soir se trousse les jupons et court dans les rues scintillantes, comme un morceau de Stan Getz. Si l’on fait abstraction des chiens impavides de l’Etat, des chiens rouges de la peur, des chiens de craie de l’ennui, des chiens ouverts du sang, des chiens qui dévorent les ventres en pleurant, des chiens qui se couchent et se lèchent comme des putes tendres, impudiques, la ville est un fleuve imaginaire de mots, de rêves, de plaisirs, de muscles durs, de mains chaudes, d’yeux qui se balancent, de jeunes hommes bruns que les écouteurs font danser en douce sur les banquettes des trams. Conçois, Majid, cette ville que tu ne connais pas, dont tu forceras les murailles par amour, en train de courir en sautillant comme une vieille folle. Elle soulève ses jupons, elle se démène et tire la langue, pour essayer de garder le rythme du morceau de Stan Getz. Quoi de plus beau, de plus bleu, de plus ressemblant qu’une ville qui brasille, papillote et sautille dans les bras d’un saxophone qui crame ? Nous sommes dans la nuit du 27 au 28 août. La pensée de toi m’est devenue comme un oiseau multicolore et doux perché sur mon épaule. Et la présence de cet oiseau, dont le plumage lumineux, soyeux, complice, est fait des mots de mes poèmes, sa présence est vieille de plusieurs siècles. Elle est comme dieu. On y croit sans la voir. Sans les tonnerres, les punitions, les drames. Elle est un christ bronzé, souriant, qui aime qu’on lui fasse une pipe de temps en temps, par amitié. Une Marie mère des dieux qui jouent et rient comme des rubis de plaisir dans mon cou. Un prophète des orages qui répand l’huile d’olive de sa gentillesse et se convertit à toutes les autres espérances par pure civilité. Stan Getz suggère un déhanchement soudain une mé, une mélodie connue qui fait que le cœur aussi, que le cœur aussi se met à, se met à danser, sans y prendre, sans y prendre ga, sans y prendre garde. C’est plus fort que soi. Et mon amour je voudrais être sur la piste de danse de nos corps et danser avec toi, ta main gauche dans ma main droite et ton bras droit dans mes reins. On se sourirait, d’un air malin, béat. Il y aurait des gens riant, qui videraient des verres de vin un peu partout éparpillés sur les tables dont les nappes blanches maculées de rouge évoqueraient les poitrines des saints martyrs, et des lampions comme des éclats de voix autour de nous tourneraient follement comme les lucioles de nos regards. Il ferait chaud. On aurait chaud. Nos sueurs fraîches et tentantes s’enlaceraient lentement. Ce serait une nuit simple, fragile, mais tellement victorieuse. Tellement lointaine. Stan Getz est l’ami des jours de fièvre. Nous aurons une joie triste, infiniment souriante et triste, parce que nous danserons, toi et moi, l’un et l’autre, contre l’autre, dans un monde écrasé, sublime, beau à mourir et tendrement féroce. Tu te souviendras du sourire mort des lèvres froides de la femme du consulat, à Casablanca, tu renverseras la tête et tu riras comme un vol de pigeons. Le saxophone percera l’air chaud et la nuit, apportant à ton âme la certitude de l’amour, du monde, de la joie, de la tristesse. Nous aurons toi et moi, Majid, le cœur déchiré de douceur et d’ivresse, et de chagrin, et de ce feu de pluie qu’allume et entretient l’amour.   Et mon amour nous danserons toute la nuit, le matin cueillera sur nos fronts des pétales de sommeil. Nos bâillements seront la couronne d’épines tendres qu’un christ joyeux pose sur la tête évaporée des rêves. Il y aura un fait. Indiscutable. Dont il faudra bien tenir compte. C’est que toi, mon amour, et moi, seront joints, dansant, joyeux et tristes, réels, charnels, humains, rêveurs, enchantés, tourmentés, libres. Libres. Libres. L’Orifice des Etranges n’y pourra rien. Ils sont une pluie de visages morts, dépourvus de sens, avec des dents qui claquent comme des opérations statistiques. Et le matin déjà dépose sur l’ombre bleue des nuits qui osent, qui osent les rêves sans cause, sa tendre caresse, ses roses.   16. Les feuilles les putain de feuilles jaunissent et choient, et elles se cassent leur gueule dans un air tendre qui poudroie. C’est le putain d’automne qui danse dans leurs tendres danses. Cloches de lumière couleurs de soir, elles annoncent nuits blanches et les étoiles dans les os s’immobilisent déjà. Putain d’hiver déjà qui brise les allées, conchie les rêves et isole les corps. Mais il fait chaud comme un vieillard à la dernière minute qui flambe. Le corps d’une femme de Côte d’Ivoire, contenant deux enfants, a été trouvé à l’état de bois brûlé dans un immeuble à Paris. Avec le corps d’une autre femme contenant un autre enfant, et le père, et d’autres, des enfants déjà nés, déjà morts. Pour la troisième fois, la mort de femmes et d’hommes noirs a ému les journaux, s’arrachant une larme sèche sur les dépouilles de vies qui, elles, les laissent indifférents. L’Europe, la putaine d’Europe qui fait mourir des gens le long de ses côtes, les laisse pourrir dans ses centres fermés, les renvoie à leurs bourreaux, les fait brûler dans ses taudis impayables, s’offre une putaine de partie de bonne conscience. La putaine de voleuse de diams que personne ne fouille à la sortie. On se penche en avant, on dit passez passez madame la voleuse, comme vous êtes jolie, avec vos droits de l’homme blanc et votre démocratie bancaire. Nous ne voudrions certes pas troubler vos dîners en ville avec nos famines ridicules, nos émigrants disgracieux, nos enfants qui ont le mauvais goût de se montrer le ventre tout gonflé dans vos écrans de télévision. La putaine rote un coup. Elle retourne à sa calculette. Toi, toi seul et seulement toi, tu es ma destinée, tu virevoltes tendrement avec les feuilles, putain de feuilles, annonçant un automne de dorures intimes, de lits ronds et de matinées en fleurs.   Toi, seulement toi, le rêve de vie, de feu, de joie. Majid est né dans une feuille, une putain de feuille de nénuphar. Des fées se sont penchées, ont déposé leurs doigts rosés sur le front lisse de l’enfant. Un pétale de beauté, un autre de douceur, un autre de cœur, et un dernier de gentillesse ont lentement dansé dans l’air bleuté du soir. Ont chu sur l’enfant dont le rire envahissait le ciel, et la forêt prochaine où les béliers se cognaient la tronche, comme des cons qu’ils étaient. Pour un bélier qui n’a jamais lu Françoise Sagan, remarquez bien ça se comprend. Toi, toi qui ne l’a pas lue, tu la connais cependant sur le bout de tes doigts doux, de tes doigts bleus, de tes doigts de frissons.   17. Ton islam te fait chier, mais comme tu es musulman les connasses voilées peuvent tout juste la fermer. Une histoire juive racontée par un Juif a quelque chose d’imparable. Toi, t’es pédé. T’as pas vraiment de mérite. Mon christianisme, il y a un moment que je l’ai jeté à la chiotte. Je n’ai gardé qu’un certain Jésus, un mec séduisant, gentil, qui passait son temps parmi les putes et les pauvres mitrons de l’impureté. Mais j’ai été baptisé, du coup j’ai le droit, de vomir, sur ce vieux pape qui est la quintessence de la raideur mentale, de la duplicité, du crétinisme évangélique. Comme on n’est qu’à deux, qu’il n’y a pas de troisième larron, on va dire qu’un Juif imaginaire, pour le moment, pour l’occasion, s’est assis à notre table et boit le coup avec nous, gerbant avec des mots de chair les rabbins pourris qui appellent au meurtre en pleurant. Il semble qu’on ait oublié que les religions sont turbines de mort et de trouille, depuis des millénaires. Un certain Maurice figé dans un délire de glace reproche à un certain Malek, qui ne supporte pas qu’on parle du Coran à sa place, certaines sourates haineuse, qui convoquent l’égorgement des mécréants, qui piétinent les femmes. Le certain Malek sort ses arguments usagés sur les femmes du 7ème siècle, comme si les mêmes sourates ne pesaient pas de leur férocité de plomb sur les femmes d’aujourd’hui. Mais il est trop con, tellement sur la défensive, tellement convaincu que tout est question de ce qu’on sait, qu’on a compris, qu’on croit à propos du Coran, qu’il ne lui vient pas à l’esprit d’envoyer à la gueule du certain Maurice les innombrables passages de sa Bible qui font l’apologie du massacre et du crime. Un pape allemand, déjà, c’est dur. Mais celui-là, ce benoît vieillard droit et sec comme l’épée de l’ange exterminateur, qu’un million de jeunes gens ovationnent comme une star de rock. Des millions de jeunes gens considèrent le montagnard saoudien, avec ses mots de tueur médiéval, comme une star de rock. Ton islam t’emmerde, mon christianisme me gratte les couilles. Les idéologues de la peur, les imams à la barbe taillée, les fascistes bœuf bourguignon, les catholiques jaunâtres, les aboyeurs des petites mosquées, les distributeurs de tracts du Front national, les vendeurs d’évangile à la criée, les députés bien coiffés du MR, les dames patronnesses aux dents de verre, demain, vont marcher ensemble, dans nos rues, à Bruxelles, s’étant trouvé dans les pédés une occasion idéale de défendre les vraies valeurs de conserve. J’ai des connaissances au parti écologiste qui me gonflent en m’envoyant tous les jours des mails sur le droit de porter un voile. Ton islam m’emmerde. Et mon christianisme te casse les couilles. Nous sommes faits, Majid, pour nous entendre.   Et la pluie discrète est repartie sur la pointe des pieds, nous laissant aux chaleurs épaisses de cette fin d’été. Demain, j’irai, moi, à Tanger. Je me vois déjà dans l’avion, en train de briller contre les rayons tranquilles du soleil, alors que tout en bas, minuscules et dérisoires, les coalisés de la haine et de la morale dessineront leur quadrille de fosse commune dans mes rues, qui seront bientôt les tiennes. A nous, pédés joyeux, simples, tranquilles comme les rayons, qui penseront peut-être à avoir des enfants.

Commentaires

« La poésie de Serge Noël souffle à cinq ou huit beauforts sur certains quartiers de Bruxelles. » Bruno Braun   « Vos poèmes sont de vrais poèmes, c’est-à-dire excellents. » Marcel Mariën   « Profuse, ironique, désinvolte, combien est passionnante la poésie de Serge Noël. Le lecteur est séduit par l’étonnant pouvoir de dépaysement de cette poésie baroque dont l’extravagance et la nouveauté des images déroutent, comme l’air de légende qui règne dans certaines pages en prose poétique où le rêve et la réalité se trouvent mêlés si intensément qu’ils forment un univers inhabituel et captivant. » Albert Ayguesparse   « Il y a des poèmes qui relèvent de ce que j’appellerais l’imaginaire total. Une espèce de trip fantasmagorique, où le type qui écrit entre dans un monde où le langage décolle, connaît des mutations. » William Cliff   « Fort, présent, direct. » Pierre Seghers   « Vous excellez me semble-t-il à humer l’air du temps et avez des trouvailles remarquables… Si nombre de vos textes prennent l’apparence de notes à la volée, d’états d’esprit très passagers, d’autres, par contre, offrent une surface tout à fait lisse et ressemblent à des objets parfaits. Et l’ensemble m’a laissé une impression de vivacité constante de paroles, de visions d’une certaine transparence, munie de rien. » Jacques Izoard   « Après tant d’autres, Serge Noël tente d’approcher la poésie pure en tournant le dos à la tradition ou, si l’on veut, à la poésie convenue, reconnue, bénie et bénite par les vieux maîtres. Serge Noël nous donne quantité de textes qui font penser à l’exploration de voies différentes, à la recherche de la poésie, entre humour et gravité, détachement et tendresse, repli sur soi et élan vers les autres, l’extraordinaire est que tous, ou presque, font de la poésie. » Jacques-Gérard Linze   « L’écriture de Serge Noël emmêle le rêve et la réalité dans une danse étrange, qui lui ressemble bien. Il a les yeux grands ouverts sur le monde des hommes, leurs souffrances, leurs colères, leurs espoirs, et en même temps ses yeux sont un peu flous, braqués sur le monde des songes et des désirs cachés. Ses romans parlent de ça, ils sont ce dont ils parlent. Et c’est bien. Surtout qu’ils sont servis par une écriture scintillante, vive, au style qui éblouit parfois, qui emporte toujours. » François Harray