Il faut lire doucement « Une ombreuse solitude » de Philippe Leuckx, premier recueil publié d’un poète qui compte aujourd’hui dans ses tiroirs une dizaine de recueils encore inédits. Déjà, quelques textes nous étaient tombés sous les yeux, dans diverses revues. Nous y avions reconnu une voix. Elle s’inscrit comme en retrait des choses. Elle parle à partir d’une solitude et la reconnaît où son regard se pose. En peu de mots, le poète établit un espace en creux, dans lequel les êtres et les choses les plus proches, et le temps le plus réel, semblent nous échapper. Tranquillement poignant.
« La Libre Belgique » du samedi 11 février 1995
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C’est une plume continûment légère que Philippe Leuckx a choisi de célébrer « une ombreuse solitude », de l’habiter, de la nommer. Il semble bien que ce livre soit le premier qu’il publie mais, minutieusement, Leuckx dresse la liste d’une dizaine de recueils « inédits » dont il a soin de nous préciser le nombre de pages !
Mais c’est de ce petit livre, bien présent, bien charnel, qu’il s’agit aujourd’hui. S’il chante l’ombre, l’ombre n’y est jamais opaque ; s’il nomme la solitude, le solitude ne s’y fait jamais déchirante ; s’il évoque la nuit, la nuit jamais ne s’y attife de malices et de sang. Et c’est par la lente langue des méridiennes que Leuckx célèbre la transparence. Et c’est à travers la clarté des villes et la grâce des corps vers l’été vers la vie que je le vois lire sa dose quotidienne des visages sur les seuils ouverts !
Je retiens aussi quelques formules dont la simplicité même s’accorde au propos tenu ici :
Nous sommes en paresse éblouie
Ce bonheur-errance naît avec le printemps
Cette voix qui a le bon goût de ne jamais appuyer, ces aveux qui ont la pudeur de ne jamais s’afficher ont sans doute comme contrepartie une certaine joliesse qui n’est pas loin de la facilité (le temps de quelques phrases, cerises de notre mémoire ; et autres plaisirs enivrants).
La rigueur, elle aussi, se conquiert. Mais je transmets ici le simple plaisir de l’écoute et du partage :
…Aux balcons lueurs et baisers
Tissent les beaux jours
…Nous allons vers les soirs
Cueillir les douleurs
…Ma lampe brûle
J’attends
Que ton corps d’aube
Sombre lourd
Dans mon sang
Une telle authenticité de la langue et du cœur ne peut mentir !
André Romus dans le Journal des Poètes, décembre 1994.
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Comme une épaule d’ombre
Le pari de Philippe Leuckx est de tisser dans ce livre un réseau poétique autour de la toile de Balthus « Jeune fille à la fenêtre » et de convaincre son lecteur de l’accompagner dans les diverses pérégrinations qu’il entreprend allègrement tout au long de ce petit ouvrage, afin de sérier mieux le tableau (peint en 1955) et ses jouissances contemplatives.
Philippe Leuckx fait preuve ici de beaucoup d’imagination puisqu’il évoque à propos des yeux de la jeune fille « la lame d’un poignard » et page suivante « la trace blonde des aïeux/sur ses joues » (avec un point d’interrogation, il est vrai). Cette « Jeune fille à la fenêtre » qui, rappelons-le n’est visible que de dos sur les toiles de Balthus, a décidément bien des charmes dissimulés pour le poète qui extrapole en investissant le tableau, le « repeignant », le « retravaillant » selon son propre lyrisme.
En fait, il semble que la « Jeune fille à la fenêtre » soit le catalyseur de ses rêves, une sorte de prétextes au déploiement de hantises esthétiques que le poète fait siennes afin de les aimer mieux en les partageant avec le peintre. Quant à Balthus, qui saura jamais si ses émois rejoignent ceux du poète ?
« Son corps encore lourd/Comme le sort d’un enfant/Ombrelle de nuit/La protège du monde/Comme la peau les os. »
Un livre singulier dont la démarche pose la question de l’interprétation des œuvres.
Jean Chatard
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Poèmes d’entre-nuits
La langue de l’amour emprunte parfois, en poésie, des chemins inédits. Comment célébrer avec des paroles neuves ce sentiment vieux comme le monde ? Philippe Leuckx est de ceux qui tentent l’aventure du langage pour côtoyer l’indicible. Et pour l’offrir, vibrant, à d’autres arpenteurs.
Les éditions Le Milieu du jour publient cet été les « poèmes d’entre-nuits » d’un jeune écrivain du hainaut. Il s’agit de textes courts, accessibles, dont la force intérieure se révèle au lecteur sans emphase. Une grande économie de mots, des instants fruités, la complicité des éléments et celle des saisons : un secret élan emmène la parole au vif de l’existence. Côté cœur, le présent investit la page. « Rien d’autre/ Je ne veux écrire/Qu’apprivoisé/ De sang. »
La métaphore porte le poème pour fêter l’attente et sa fièvre. « Les arbres ont des couleurs d’abîme » ; « une douce fatigue ourle la mer. » Et si la sérénité demeure au centre du recueil, c’est parce que veille une tendre patience qui ne craint pas la mort, ni le temps enfui. « Nous serons ce passage/dans la houle des blés. »
En marche vers l’avenir, le poète croise « le pays cerclé d’hiver » et « une sieste d’étoiles ». Il s’avance vers un ailleurs qu’il sait proche. « Vers quelles collines/Puisons-nous/Ces tisons qui nous brûlent ? »
Les cinquante poèmes offrent des tableaux en mouvement. Le regard saisit l(instant fugitif qui donne visage à chaque part de ciel ou d’ombre. « La mort se cache/Dans un clignement/De paupières. » Sous l’apparente simplicité des mots, l’image porte haut ses couleurs et sa voix.
De l’enfance solaire à l’amour inventorié, Philippe Leuckx laisse ouverte la porte de la création. Au lecteur d’y glisser ses pages ou ses attentes, son grand rêve premier. A chacun d’y dénicher la petite lueur interdite qui réchauffe et rassure.
Françoise Lison