“Tactique (poétique)” In Le Carnet et les Instants, n°146, fev-mars 2007, par Laurent Robert.
Depuis quelques années et quelques recueils, Jan Baetens poursuit une entreprise poétique singulière, qui repose sur la soumission de l’écrivain à trois contraintes. La première consiste à écrire en français – puisque, rappelons-le, Jan Baetens est flamand, professeur à l’université de Leuven. S’il était banal voire naturel d’écrire en français pour un bourgeois flamand de la fin du dix-neuvième siècle, il ne l’est vraiment plus aujourd’hui – même pour un intellectuel que passionnerait la littérature française. Une autre contrainte est d’ordre thématique. Afin d’éviter le sujet – le blabla sur le moi, les micros-fêlures de l’âme du poète en son jardin fleuri-, les poèmes de Jan Baetens s’imposent un objet, qu’il conviendra d’approcher, dont il faudra non pas faire le tour mais au moins fixer les contours, dont la simple évocation ne sera justement pas simple, mais nécessitera un savoir, mais sera un défi à la langue – comme le fut pour Queneau l’écriture du Chant du styrène. La dernière contrainte est évidemment formelle. Chaque livre de Jan Baetens rappelle que l’informe – vers libre ou prose poétique – n’est pas la seule forme poétique possible : s’ensuivent généralement une exploration, une application et parfois un détournement de diverses contraintes formelles telles que le recours à l’heptasyllabe, au trisyllabe, au sonnet, à un schéma strophique particulier.
Avec Slam !, Jan Baetens a décidé d’écrire sur le basket-ball. Même si les souvenirs scolaires de Pindare ou de Montherlant – j’ose à peine les nommer – rappellent qu’il n’en fut pas toujours ainsi, le sport est actuellement l’anti-poésie par excellence. Les vedettes sportives jouissent d’une reconnaissance internationale, elles sont richissimes, d’une richesse si colossale qu’elle en devient abstraite et que le quidam peine à l’imaginer ; d’un coup de boule footballistique à un éventuel divorce tennistique, elles suscitent le commentaire, déchaînent les passions- ce qu’un auteur de vers, géniteur de sa glorieuse plaquette, ne connaîtra jamais.
De fait, Jan Baetens joue plutôt sur l’absence apparente d’analogie entre le basket et la poésie. Dans un renversement de perspective un peu provocateur, c’est la poésie qui devient futile, qui est sans importance : « La poésie n’est qu’un jeu, / La poésie ne tire pas à conséquence, / On peut toujours rectifier quand c’est raté, / On peut copier sur le voisin […] Mais Jan Baetens est un filou, et il ne faut justement pas se fier aux apparences. Du basket, il parle quelquefois très indirectement, ramenant la métaphore sur le terrain, après l’en avoir exclue. D’autre part, c’est souvent dans la forme que se niche l’analogie, quand le rythme poétique épouse le temps (« Toutes les / Trois secondes ») ou la numération du sport : « Vous l’ai-je déjà dit ? Le sport est une affaire / De chiffres, plus ou moins : compter, savoir compter/ L’effort à ménager, le profit escompté, / Bien calculer le temps qui reste encore à faire. »
Les derniers vers cités constituent le premier quatrain d’un sonnet, forme codifiée, numérique, algorithmique s’il en est.
Dans une « Postface », Jan Baetens revient sur son « choix d’écrire en français », qui est lié partiellement à la pratique de la littérature à contraintes, mais aussi à une sorte de mélancolie. Le français était la langue de la littérature et de la culture, partout et pour tous – y compris en Flandre-, ce qu’il n’est manifestement plus. Le « modèle culturel français » n’existe plus, comme la poésie au fond n’existe plus, comme sa pratique n’est plus possible que dans les marges : « on est venu trop tard, et peu importe dès lors d’utiliser une langue qu’on peut craindre sur le déclin, à moins que cela n’importe absolument et que ce soit absolument juste de choisir une telle langue pour se jeter dans une telle aventure, d’autant plus nécessaire que profondément mélancolique. » On fait difficilement plus lucide.