En écrivant, je ne veux pas crier que j’existe ; pas même le murmurer… Je voudrais seulement, homme parmi les hommes, habiter ma vie tant et si bien que je disparaîtrais en elle, sans laisser de traces.
(Le sable et l’olivier, notes algériennes, 1984)
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Marcher encore un peu
Se défaire de soi
Laisser aller plus avant
L’homme pressé
Qui nous ronge
Nous sommes
Notre plus lourd fardeau
Notre bâillon le plus acharné
Quand pourrait venir l’heure
De tendre les lèvres
Vers le thé brûlant d’une parole
Marcher encore un peu
Se décharger de ce qui pèse
Habiter la lenteur de ses pas
(Monter au monde, 1994)
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Peut-être est-ce quand rien ne se passe que tout est présent. Mais cela aussi nous échappe. Nous filons, malgré nous, entre les doigts des jours qui ne nous laissent tâter que leur peau, rien que leur peau…
Parfois, je voudrais enfoncer mon poing dans le ventre du temps, hurler ma rage au creux de ses oreilles, le déchirer jusqu’à presser son cœur entre mes mains pour savoir enfin s’il peut en jaillir autre chose que du sang.
(Le temps qui bat, 1999)
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Poire
Le soleil d’octobre allume le froid sur sa peau. J’étais venu guetter les oiseaux. C’est elle qui me requiert: son silence grenu, son immobile pesanteur. Elle semble indifférente à ce qui l’entoure: feuilles froissées, papiers brûlés résolus pour la cendre. Elle se contente d’être, pulpe à la blancheur secrète, invisible dard des graines dans leur étau sucré. Nous sommes face à face sous le ciel pur. Le gel qui rôde ne peut toucher que l’air; ni les vivants ni les choses, pourvu qu’ils s’offrent à la lumière. Je voudrais avancer la main, la toucher avec amour, la caresser comme un sein. Je demeure immobile.
Et je me dis: quel que soit son destin, pourriture ou bec d’oiseau, bouche d’un enfant maraudeur, rien ne pourra m’ôter cette vision d’octobre, pourvu que je la respecte dans la lumière de ses graines. Je m’en vais, avec au fond des yeux cette grosse goutte, poire pour la soif.
(Le temps qui bat, 1999)
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Nous t’avons donné la vie, nous t’avons donné la mort. Te voici lumière au monde. De la mèche ou de la cire, qui nourrit la flamme de la bougie ? Que serait-elle sans les bouffées d’air sous lesquelles elle vacille ?
Ne sépare pas ce qui est uni, garde avec toi ta mort, laisse-la grandir, émerger même, qu’elle puisse vérifier l’ombre sous le soleil qui t’illumine, rire et chanter au tempo de tes pas. Garde avec toi ta mort, qu’elle soit ta compagne dissidente. Peut-être n’auras-tu pas assez de toute une vie pour l’aimer. Elle est si claire que tu as peine à la voir. Apprivoise-la, aime-la, afin qu’en ces jours sombres où tu marcheras sur le fil tranchant du désespoir, elle puisse agiter son aile, te pousser à tomber du côté de la vie.
(Le temps qui bat, 1999)
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Le soir pose les doigts sur les paupières du jour, allège la pesanteur des ombres.
Il recouvre la lumière d’une couverture étoilée, la conduit vers un sommeil où possibles sont d’autres clartés.
La nuit cajole le verger. Les herbes dodelinent, frissonnent, comme si des âmes heurtaient le silence.
(Jardin sous les paupières, 2002)
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Des visages me parlent de toi. Des visages que je ne connais pas, qui ne te ressemblent pas.
Un tissu glisse peut-être sous le fer chaud de ces visages.
Un tissu que nous ne voyons pas, mais qui recouvre nos épaules, les jours de solitude où nous risquons de prendre froid.
(Jardin sous les paupières, 2002)
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Quel écho se replie, rumine le silence, amorce le profond des ombres où tombent à regret les chants d’oiseaux ?
Le duvet du soir lentement s’amenuise. Les maisons s’allument. Dans le miroir des fenêtres, comme un clin d’œil
sous la chaleur des lampes, un visage humain rassemble parfois la nuit dans un nid de clartés.
(Jardin sous les paupières, 2002)
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Sombres oiseaux, fixés là-haut sur la froideur des lampes, comme des guillemets pour hacher l’incohérente parole enrubannée de l’autoroute, trop large, trop rapide.
Sombres oiseaux posés là-haut comme une attente, pour peut-être picorer dans nos yeux une lueur plus lente.
Roule et roule le temps, ailleurs est le lointain, ailleurs est le plus proche.
Dans le pas qui hésite ; dans le geste qui ouvre la porte ; dans le visage qui se dessine sous les mains d’un aveugle, puis sourit de se reconnaître par les caresses ; dans les dents de l’affamé, scintillantes sur la faille craquelée des lèvres ; dans le clair que fredonnent les matins mouillés du mois de mai ; dans le genou fléchi pour rejoindre la terre, le parfum violet des mûres de l’enfance.
Roule et roule le temps, ailleurs est le lointain, ailleurs est le plus proche.
Sombres oiseaux métalliques postés sur l’orange éphémère des lampes, tandis que ronronne le puissant moteur, quelle nuit nous précède où, déjà, s’est éteinte la lumière que nous nous hâtons de lui porter ?
(Inédit)