Les amours de Jean Bacart Premier tableau Et Jean Bacart avait dit qu’il devait y avoir beaucoup de plaisir à dormir avec cette fille (parce qu’elle est pétrie de soleil, de terre et de fontaine et aussi parce qu’elle est vierge). Et Jean Bacart avait dit qu’il devait être doux de se réveiller avec elle à ses côtés (parce qu’il l’avait vue travailler et que le champ lui avait souri). Et Jean Bacart avait alors pensé qu’il aurait cette terre et qu’il aurait la fille (parce qu’elles sont inséparables). (Il avait employé ces mots parce que c’étaient les siens et qu’il n’en avait pas d’autres). Et Jean Bacart lui avait parlé de la cardamine, des moineaux friquets qui emportent les récoltes et des carpes de l’étang (parce que c’était sa vie). Un jour, je veux dire : un autre jour, il lui avait semblé que le soleil incendiait davantage les corps et qu’elle était encore plus belle dans le champ. Il avait senti un brasier dans son ventre et croyait que ses poumons allaient éclater (parce que sa poitrine l’engonçait). Il ne savait pas à quoi attribuer ces nausées (ou peut-être le savait-il trop). Le soleil était haut dans le ciel Et Jean Bacart s’était arrêté (parce qu’on ne travaille pas quand le manche de la houe n’a plus d’ombre). Le soc attendrait. Et le coutre. Et la rasette. Jean Bacart avait pensé à une peinture (pas comme les reproductions de la salle à manger ni des chambres) : une nouvelle peinture où il n’y aurait plus de forme, où elle se perdrait à la fois dans le ciel lavande, l’épi fauve et la terre ocre. Et Jean Bacart avait dit : C’est beau. La crête n’était pas loin : il ferait un enfant à Marie. Deuxième tableau Et Jean Bacart avait dit qu’il n’était pas encore temps, que la moisson ne pouvait pas attendre, ni le soc ni le coutre et la rasette. (Et Jean Bacart avait travaillé parce qu’on travaille quand on ne rêve pas). Il lui ferait un enfant, peut-être, mais plus tard. Peut-être l’année prochaine (si les récoltes sont abondantes et si le grenier est plein à ras-bord). Et puis, il y aurait le rendement des betteraves et les pertes toujours possibles de jeunes veaux ou porcelets. Et Jean Bacart avait dit qu’il fallait penser à tout cela, qu’on n’était jamais assez prudent et qu’il fallait veiller à tout, et surtout, au grain. Troisième tableau Et Jean Bacart, sur la crête, avait fait un enfant à Marie (parce que le soleil lui avait souri). Et Marie avait approché son corps (ciel – épi – terre) près du sien en une lente dépossession. Et Jean Bacart a su le plaisir que l’on a à dormir avec Marie (mais elle n’était plus vierge et c’était bien comme cela). Et Jean Bacart lui avait dit des mots doux (mais pas des mots inventés, comme ceux du dictionnaire). Les siens. Parce qu’on appelle Marie, Marie. Et l’Amour, l’Amour. Et Jean Bacart n’a jamais su qui, ce jour-là, de Marie ou de la terre, s’était la plus offerte. Il avait oublié le soc, le coutre et la rasette. Quatrième tableau Et Jean Bacart hésitait maintenant à relever la tête (parce qu’il ne voulait plus être troublé par cette présence obsédante). Il lui confierait, mais un jour plutôt d’hiver (parce que le seul véritable travail est le travail des bêtes), il lui confierait qu’elle n’avait pas à se donner à un autre que lui, qu’un jour, il la marierait, mais qu’il fallait attendre (comme la plaine). La crête était loin : il ne ferait jamais d’enfant devant des épis. Cinquième tableau Et Jean Bacart avait creusé la terre et enfoncé le coutre et la rasette. Le fer tranchant avait glissé dans l’argile grenue et Jean Bacart avait senti la faible résistance (parce que les terrains ne trompent pas et qu’une terre n’est pas une autre). Et puis, c’était la première fois que l’on semait. Et Jean Bacart avait pensé à la récolte (parce que tout, ici, annonce la moisson. Et les réjouissances collectives). Le soleil était haut dans le ciel. A vrai dire : à son zénith. Mais Jean Bacart ne s’en souciait pas parce qu’il était lui-même devenu flamme, torche, soleil et incendieur du beau corps de Marie offerte. Sixième tableau Et Marie se taisait, toute au rêve et au don. Le champ ruisselait de soleil. Au réveil de Jean Bacart, le soc indiquait : midi. 27 juillet 1890. Auvers-sur-Oise. 15 heures. Le peintre Vincent Wilhem Van Gogh descend les marches de l’auberge Ravoux. Son visage porte les stigmates de la sérénité. Il est fou. De douceur. Il va vers le clair, une arme dans la main gauche. Pour la première fois, ses cheveux roux disent qu’il est chez lui. 27 juillet 1890. Auvers-sur-Oise. 17 heures. Un paysage blanc, mais d’un blanc qui défie l’analyse : les champs de blé – bleu et vert – sont gravides de lumière. Le soleil est haut dans le ciel et l’ouvrage incendiaire sans répit. Seules les échancrures noires des freux découpent des coins de terre. Et dans ce paysage blanc, mais d’un blanc qui défie l’analyse, la lumière s’enivre puis se roule et s’étrangle. L’alouette a perçu un cri plein et sourd et rauque. Dans les champs de blé – rouge et vert – un oiseau de feu se brûle les ailes.
27 juillet 1890. Auvers-sur-Oise. L’heure entre chien et loup. Le peintre Vincent Wilhem Van Gogh regagne sa chambre, au second étage de l’auberge Ravoux. Il y a, dans ses yeux, plus que de la douleur : de la paix. La main gauche sur la poitrine, il entend les cymbales de feu et de sang. Il n’y a plus d’images en lui : plus de cyprès, d’iris ou de tournesols. Mais un immense soleil blanc. Comme une souffrance étale. 29 juillet 1890. L’aube ne s’est pas levée ce matin. La chambre est sombre, interdite. Dans la débâcle, les peintures, trop hâtivement accrochées aux murs, gardent leur calme : elles ont risqué leur vie et leur raison. Un lit, deux chaises, un bonheur du jour et, à l’arrière-plan, une tabatière. Ciel vert pâle.