L’Histoire s’arrête à Scheldovery (roman)
Note de lecture par Anne Santiago (2007)
Plus d’une quinzaine de personnages singuliers forment un tableau vivant et composite de la société des années septante. Quelques-uns d’entre eux, Melchior Münt (historien – philosophe), Ligia Coelis sa compagne, sont tentés de répondre aux sollicitations des prophètes de la guérilla urbaine : Rudy Dutchke, Ulrike Meinhof… Les décisions qu’ils prennent, les transgressions légales et morales dont ils se rendent responsables ressortissent aux circonstances politiques de leur temps; elles obéissent tout aussi bien aux nécessités du récit. On songe à Roger Martin du Gard ; aux enquêtes romancées de Sciascia… les héros sont présentés sans intention d’apologie ou d’anathème, dégagés de toute intention édifiante. Sont-ils libres pour autant ? L’idée d’un destin contraignant les hante, mais elle est mise en procès.
Comme dans le cas des marionnettes japonaises, la convention narrative est dévoilée. Les opérateurs sont présents sur scène. Ainsi accompagnent-ils les personnages plus qu’ils ne les manoeuvrent. Qui sont-ils ? (1°) un agent retraité des services secrets : l’écriveur s’exprimant à la première personne ; (2°) le même, rétrogradé à la troisième personne et conséquemment plus discret ; (3°) l’éditeur du livre : M. Saint-Esprit, tel qu’en lui-même son nom dérisoirement le change.
Étrange trinité, passablement contradictoire et fluctuante. La fable classique du démiurge serein et unique, est abandonnée. En revanche, les personnages escortés par l’écriveur vivent, doutent et espèrent – peut-être même nous ressemblent-ils. Ni l’éditeur Saint-Esprit, ni la machinerie romanesque ne les empêchent d’exister même si, (et peut-être parce que) l’inquiétude les tenaille, d’avoir été fourvoyés :
Ligia : “ Cette vie n’est pas la mienne. Autre chose devait arriver. Cela m’a été volé. ” .
Melchior : “Un démon que je n’ai pas encore identifié me tourmente et me presse de rechercher un asile philosophique. Il pourrait s’agir de brûlure, de tisons séquestrés dans ma mémoire.”
La recherche du sens de leurs vies, est une pâle bougie dont ils promènent la lueur dans le dédale souterrain des émotions et des comportements. Au dehors, cette quête se heurte et s’écrase sur l’inquiétante réalité du monde : échos lancinants des guerres coloniales ; société de consommation en train d’imposer ses iniquités sociales, ses subornations, son conformisme médiatique. Melchior tient pour légitime le mot d’ordre vengeur : “violence contre les violents !” Avec Ligia ils émigrent dans cette Allemagne alors en plein trouble de conscience, rencontrent des militants écœurés par l’héritage nazi.
La Röte Armée Fraktion du terroriste Andreas Baader fait trembler la République Fédérale. Ligia et Melchior vont-ils franchir le pas ?
La partie se resserre. La raison et la foi des protagonistes se délitent et sombrent. Après la mort violente de sa femme, un sentiment de culpabilité obsède l’historien et l’hallucine.
Que peut alors l’agent de Sûreté, que peut le commanditaire du livre (que pourrions-nous nous-mêmes ?), pour pallier un dénouement haïssable ? L’appareil narratif fait marche arrière. La trinité accorde à ses créatures le bénéfice d’un remake et la maîtrise enfin totale de leurs rôles…
Mais en quels lieux désormais ? Mais en quels temps ?
Sitôt l’écriveur congédié, le roman retrouve l’antique nature des contes. On attendait la liberté, c’est le destin qui revient en force. Le mythe de la deuxième chance s’évanouit dans une marche au souvenir. L’amour s’échange pour une infinie nostalgie. La ville mythique de Scheldovery s’enfonce dans la mer.
Cadre à la fois réaliste et fantastique. À la manière des nordiques : Klinger, Lagerlöf, Maeterlinck…