TORDEUR Jean

Biographie

Jean Tordeur est né à Bruxelles le 5 septembre 1920 et est décédé à Tournai le 27 janvier 2010. Père de souche brabançonne, mère d’ascendance française et galloise. A l’âge de neuf ans, le jeune garçon, de santé fragile, est confié aux bénédictins de Saint-André, à Loppem, près de Bruges. Découverte de la nature et de la vie liturgique. Tordeur y termine ses études primaires et y entame des humanités classiques. La mort de son père, en 1934, le ramène à Bruxelles. Il achève ses études au Collège Saint-Pierre. Contraint de gagner prématurément sa vie, il entre, en qualité d’employé, à l’Institut national du Crédit agricole, puis à l’Office du Ravitaillement. Mais la vie de fonctionnaire le déçoit; grâce à l’appui d’Adrien Jans, il entame, à la Libération, une carrière de journaliste. Il travaille pour différents quotidiens avant d’être attaché, en 1956, à la rédaction du Soir.

1941 marque l’entrée dans la vie littéraire: publication d’Éveil, avec une préface de Maurice Carême. Ce premier livre attire sur lui l’attention de quelques poètes qui deviendront vite ses amis : Jean Mogin, Roger Bodart, Charles Bertin, Géo Norge. Prière de l’attente, publié en 1946, lui vaut le prix des Poètes catholiques.

La même année, il consacre un bref essai à Thomas Stearns Eliot dont la lecture a laissé sur lui une durable empreinte.

Devenu chef des informations culturelles, littéraires et religieuses du Soir, Jean Tordeur exerce en outre des fonctions au sein de plusieurs associations culturelles : le Quartier des Arts, la Commission royale des Monuments et des Sites, l’Union des Capitales de la Communauté européenne. De 1959 à 1972, il dirige la revue Présence de Bruxelles. En 1963, il crée l’Agenda de Bruxelles.

Conservateur des charges, publié en 1964, couronne – provisoirement ) une œuvre poétique plus importante par la portée philosophique que par le nombre de volumes.

Jean Tordeur entre à l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises en 1974; reçu par son ami Charles Bertin, c’est d’un autre ami qu’il est appelé à faire l’éloge : le poète Roger Bodart, qu’il admire profondément, à l’égal de Norge et de Mogin. En 1988, il succède à Georges Sion en qualité de Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique.

Bibliographie

  • Éveil, Bruxelles, 1941.
  • A la rencontre de Thomas Stearns Eliot, un classique vivant, Bruxelles, 1946.
  • Prière de l’attente, Tournai : Casterman, 1947. Coll. Les cahiers des poètes catholiques.
  • La corde suivi de Lazare, Dison, 1949.
  • Le vif, Paris : Librairie Les Lettres, 1955.
  • Europe qui t’appelles mémoire, Paris : André Silvaire, 1959.
  • Conservateur des charges, Paris : Seghers, 1964.
  • Norge, Œuvres poétiques, Paris, 1978. Introduction.
  • Suzanne Lilar, Journal de l’analogiste, Paris, 1979. Vie et œuvre de Suzanne Lilar.
  • Bruxelles à livre ouvert, Catalogue de l’exposition Wittockiana, Bruxelles, 1986. (En collaboration.)
  • Cahiers Suzanne Lilar, Paris, 1986.(En collaboration.)
  • La Table d’écriture. prises de parole, Bruxelles : Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique ; Archives et Musée de la Littérature ; Le Cri, 2009. 267 p. + CD audio.

Poèmes édités séparément :

  • Maintenant cette distance, dans Liliane Wouters, Panorama de la poésie française de Belgique, Bruxelles, Jacques Antoine, 1976, pp. 238-240.
  • Antoine au désert. (Extraits.) Paris, Maison de la poésie, n° 25, 24 janvier 1984, 4 p.

À consulter :

Gustave Charlier et Joseph Hanse, Histoire illustrée des lettres françaises de Belgique, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1958, p. 581.

Charles Bertin, «Jean Tordeur, conservateur des charges», dans Revue générale belge, février 1965.

Roger Bodart, «Jean Tordeur ou Le combat sans armure», dans Le journal des poètes, février 1965.

Roger Bodart, La poésie française de Belgique. 1942-1968, Bruxelles, Institut belge d’information et de documentation, 1968.

Réception de M. Jean Tordeur. Discours de M. Charles Bertin et de M. Jean Tordeur à la Séance publique du 15 juin 1974, Bruxelles, Académie Royale de Langue et de Littérature françaises, Bruxelles, Palais des Académies, 1974.

Robert Frickx et Michel Joiret, La poésie française de Belgique de 1880 à nos jours, Paris-Bruxelles, Labor-Nathan, 1977, pp. 215-217.

Lettres françaises de Belgique. Mutations. Bruxelles, Archives et Musée de la littérature et Éditions universitaires, 1980, pp. 125-139.

Jacques De Decker, «Jean Tordeur», dans Cent auteurs, Anthologie de littérature française de Belgique, Nivelles, Ed. de la Francité, 1982, pp. 423-427.

Alphabet des lettres belges de langue française, Bruxelles, Association pour la promotion des lettres belges de langue française, 1982, p. 295.

Robert Frickx et Raymond Trousson, Lettres françaises de Belgique. Dictionnaire des œuvres, t. II, La poésie, Gembloux, Duculot, 1988, pp. 132, 133, 445, 572.

André Gascht, «Portrait d’auteur. Jean Tordeur ou Le chant d’une privation», Lectures, 1989.

Revue Les Dossiers L, numéro 32, fascicule 4. Marche-En-Famenne : Bibliothuèque principale ; Service du Livre luxembourgeois.

Revue Sources, Namur : Maison de la Poésie (28, rue Fumal, B-5000), n° 11, septembre 1992, pp. 88-134. Comprend :  WOUTERS, Liliane, La baleine Tordeur ; DE DECKER, Jacques, Mouvement vers la poésie de Jean Tordeur : commentaire à deux voix ; BODART, Roger (+), Jean Tordeur ou le combat sans armures ; MONIQUET, Pierre, Jean Tordeur, conservateur des charges ; ANGELET, Christian, Société et culture dans “Europe qui t’appelle Mémoire” de Jean Tordeur ; LEKEUCHE, Philippe, Jean Tordeur et la poésie ; le fac-similé du poème “Devrais-je demeurer assis…”, extrait de “Orques du lundi matin” ainsi que deux photos inédites de Jean Tordeur, réalisées par Yves Raisières, à l’occasion de la rencontre avec le poète, à la Maison de la poésie, le 6 mars 1992. Poèmes lus par Julien ROY.

Textes

Pas assez du regard

Pas assez du regard et cependant la vue.
Pas assez des dix doigts et cependant le pain.
Pas assez de ces jours mais les heures perdues.
Pas assez de la main mais cette épaule nue.
Pas assez du désir, pas assez d’inconnues
et pas assez de tout.
Mais pas assez de faim?

Cependant, le milieu, comme une épaisse boue,
comem un sable mouvant à hauteur des poumons.
Mais fertile parfois, parfois même limon d’une timide fleur, d’une future joue.

Cependant le trésor des semences semées,
la moisson des regard donnés au même temps,
la traque d’une trace une fois rencontrée,
le voeu d’une âme inscrit dessous le vêtement.

Commentaires

Poète conscient de la justesse et de la mesure qu’il faut donner à une parole qui ne doit se permettre aucun écart pour demeurer essentielle, Jean Tordeur n’a publié que quatre livres en quinze ans.  On pourrait les résumer ainsi: “les joies et les affres de la nature humaine dans sa dignité”.  D’une foi profonde il tire aussi bien sa nécessité d’homme qui s’impose à lui-même malgré les doutes autour de lui est conscience (notre conscience) et chant de cette vertu lourde à porter.  Quand, entre deux états de grâce, il dit: “Je meurs et je renais, seconde après seconde / à moi-même étranger”, il traduit, mieux que quiconque notre besoin de travail le plus minutieux de l’art: une perfection perdue depuis Elskamp, Toulet ou Valéry.  Mais cette fervent analyse du don de soi et de l’élan altruiste ne saurait lui suffire.  Dans son chef d’oeuvre, Conservateur des charges, Jean Tordeur prend le seul parti incontestable du créateur, aujoud’hui: construire un livre – Mallarmé le prescrivait ainsi – qui fût brique à brique, poème à poème, hésitation philosophique à certitude philosophique, un monument à nos désespérantes mais radieuses contradictions.  Cette maîtrise exceptionnelle mérite qu’on en entretienne le culte.

 

Editions Traces, Bruxelles “La poésie francophone de Belgique” (1903-1926)

Ce qui, nous semble-t-il, caractérise avant tout l’œuvre de Jean Tordeur, c’est son exceptionnelle unité d’inspiration. Depuis Prière de l’attente jusqu’à Conservateur des charges, l’auteur n’a cessé, en l’approfondissant, de développer le même thème, ou plutôt la même problématique : celle des rapports de l’homme avec le divin, de l’action avec la contemplation, de notre existence ici-bas avec un au-delà conjectural. Ce qui préoccupe ce lecteur de Pascal, c’est, en définitive, la question de la grâce :

 

Sergents, voyez la forte tête!

Veux-tu bien rester dans le rang?

Mais, à peine vivant, je guette

la balance aux mains des prophètes

où je serai tout noir, tout blanc.

Je suis choisi. Cette poussière

prend la forme d’un enfant nu.

Le sang me vient. Je suis perdu.

Le seul trésor est de se taire

jusqu’au jour d’entrer sous la terre.

 

(Conscrit, dans Le vif, p. 9.)

Il ne faudrait pas en déduire pour autant que la poésie de Tordeur se déploie constamment sur des sommets métaphysiques; il a su trouver, pour célébrer les joies quotidiennes, les fêtes saisonnières, le bonheur de vivre ou la disponibilité, des accents qui, par moments, le rapprochent de Thiry et de Norge. (Extrait de : Les Dossiers L, n° 32, fascicule 4).